C’est assez étonnant parce que j’ai une mauvaise mémoire, mais je me souviens très précisément du jour où j’ai quitté l’enfance. C’était un 10 juillet, je le sais parce que c’était un anniversaire (pas mon anniversaire, l’anniversaire d’un ami un peu plus jeune que moi).
Ça s’est passé en plein cœur d’une bataille épique. On n’avait vraiment peur de rien à l’époque, on chevauchait des dragons, on avait des immenses épées soit faites de feu, soit de lumière, ou à la limite de glace. Et ce n’était pas le genre de bataille facile, parce que même si on avait des dragons, des épées magiques et tout, on était quand même juste trois enfants, contre des armées entières. Et alors qu’on venait à peine de reprendre l’avantage, subitement, j’ai arrêté de m’amuser.
Et il s’avère que j’avais déjà observé des comportements similaires chez des amis un peu plus âgés que moi. Du coup j’ai tout de suite compris ce qui se passait. J’ai tout de suite compris que tout ce que j’avais vu, tout ce en quoi j’avais cru, je ne pourrais plus jamais y croire. Et pour la première fois j’ai eu un aperçu de ce que c’est que la mélancolie de vieillir. Ce n’était pas très grave, je n’ai pas pleuré ni rien, c’était léger. Mais j’ai quand même senti que je perdais quelque chose que je ne pourrais plus jamais retrouver.
Après c’est vrai il y avait aussi un petit côté satisfaisant, parce que évidemment quand on est enfant, et même pré-ado, puis ado, et même jeune adulte, vieillir globalement c’est plutôt chouette. Plus on vieillit plus on est libre ; plus on vieillit plus on est beau ; plus on vieillit plus on est intelligent. Et puis à un moment ça s’inverse on devient de moins en moins beau de moins en moins intelligent.
Après je sais bien que quand je dis ça, je n’apprends rien à personne. Tout le monde le sait, même les enfants ils le savent bien. On le voit quand on est enfant que les adultes ils n’aiment pas fêter leur anniversaire, qu’ils n’aiment pas donner leur âge, alors que nous on est tout fier de dire qu’on a presque 6 ans et demi… Attention cependant, Quand je dis qu’à partir d’un moment en vieillissant on devient bête, c’est un peu plus complexe que ça. Bien sûr qu’en vieillissant on peut très bien gagner de la sagesse, apprendre des choses, voir même dans certains cas rester ouvert. C’est juste que globalement, passé un certain âge, vieillir rend bête (désolé, je ne sais pas comment le dire autrement). Même statistiquement c’est clair, on le voit. Par exemple les vieux ils votent n’importe comment, on a des chiffres là-dessus.
Après ça veut pas dire encore une fois qu’on ne peut pas apprendre des choses et tout. Moi par exemple j’ai dépassé le pic de mon intelligence, je suis dans la période de ma vie où je suis de moins en moins intelligent.
Et pourtant j’apprends des nouveaux trucs tout le temps. Rien que très récemment par exemple, j’ai appris que le truc jaune qu’on a dans les oreilles ça s’appelait le cérumen. Jusque-là j’avais toujours cru que c’était la cire humaine. Je pense que j’ai pas mal été influencé par une scène de Shrek où il fabrique une bougie à partir de son cérumen. Et comme je savais par ailleurs que les bougies ça se faisait avec de la cire (j’avais appris, notamment grâce à Minecraft, qu’on pouvait en faire avec de la cire d’abeille), du coup, je sais pas, quand les gens disaient cérumen j’entendais cire humaine.
En réalité, aujourd’hui, les bougies (celles qu’on met sur les gâteaux) ce n’est pas fait avec de la cire d’abeille, c’est plutôt fait avec de la paraffine ou de la tristéarine.
Alors traditionnellement sur un gâteau d’anniversaire de naissance, des bougies on en met soit une, soit plusieurs. Mais ça n’a pas de lien avec l’âge de la personne. Je dis ça parce qu’il y a eu à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, une coutume dont vous avez sûrement déjà entendu parler qui consistait à mettre autant de bougies sur le gâteau que la personne avait d’années. Par exemple si la personne avait 20 ans on mettait 20 bougies, si la personne avait 5 ans on mettait 5 bougies.
Comme si l’anniversaire ça célébrait l’âge qu’on a. Comme si ça célébrait le fait que l’on vieillisse. Parce que ça je n’en ai pas parlé encore, mais j’imagine que c’est clair pour tout le monde : quand vos amis fêtent votre anniversaire de naissance, ce qu’ils célèbrent, c’est votre naissance. Ils célèbrent le fait que vous existiez, le fait que vous soyez au monde. Vos amis ils ne célèbrent pas le fait que vous ayez un an de plus que l’année d’avant, ça a priori ils s’en foutent.
De ce que j’ai compris, c’est en train de disparaître cet usage. C’est vrai que moi, à tous les derniers anniversaires de naissance que j’ai fait, le nombre de bougies sur les gâteaux ne correspondait jamais au nombre d’années de la personne, C’était juste un nombre au hasard.
Après, je me dis que peut-être pour les enfants ça se justifie un peu plus d’avoir le bon nombre de bougies, pour le côté ludique de compter les bougies et tout. C’est vrai que l’enfance c’est un âge où on aime bien compter. Enfin, je crois… En vrai j’en sais rien, moi ça fait depuis le 10 juillet 2006 que je ne suis plus un enfant, donc comment je pourrais savoir ce que les enfants aiment ou pas ? Parce que je n’arrête pas de dire les enfants ils sont comme ça, les enfants ils aiment ça, les enfants ils aiment vieillir les enfants ils aiment compter… Mais la vérité c’est que à partir du jour où on quitte l’enfance, l’enfance ça devient vraiment compliqué à comprendre.
Lire son âge dans le fond des verres à la cantine par exemple. Je l’ai fait à l’époque, comme beaucoup d’enfants. Ça parait simple dit comme ça : tu regardes le chiffre écrit au fond de ton verre, c’est ton âge. Mais moi maintenant aujourd’hui, je suis devenu incapable de comprendre ça. Aujourd’hui, si je regarde le chiffre au fond de mon verre,
je vais voir quoi 36 je vais me dire Non n’importe quoi j’ai pas 36 ans, c’est faux
. Vous voyez ce que je veux dire ? Je suis devenu intellectuellement incapable de faire ça.
Et comme on est incapable de comprendre l’enfance, forcément, on est incapable de mesurer la richesse de la culture enfantine. Ce qu’on appelle la culture enfantine c’est toutes les choses que les enfants inventent et se transmettent sans que l’on intervienne. Et je pense vraiment qu’on est très loin de réaliser à quel point c’est riche et vaste. Et même quand un élément de la culture enfantine arrive jusqu’à nous, on est incapable de s’en rendre compte.
Par exemple, la chanson Joyeux Anniversaire, qui se souvient que ce sont des enfants qui ont inventé les paroles, dans une cour de récréation, à Louisville, à la fin du XIXe siècle ? Voici les paroles de cette chanson :
Joyeux anniversaire,
Joyeux anniversaire,
Joyeux anniversaire Prénom, Joyeux anniversaire !
Alors évidemment, quand on lit ces paroles, on se dit que ça ne vole pas haut (d’un point de vue littéraire). On pourrait même se dire que c’est un peu nul. Sauf qu’aujourd’hui Joyeux Anniversaire, c’est la chanson la plus connue du monde ! Donc je pense qu’on doit du respect aux enfants qui l’ont écrite.
Louisville c’était aux États-Unis, dans le Kentucky. Donc la version qu’on connaît en France c’est une traduction, la version originale c’était Happy Birthday, mais en gros c’est la même chose. Happy ça veut juste dire Joyeux et Birthday c’est le mot qu’on utilise en général pour traduire Anniversaire.
Bien qu’anniversaire soit souvent utilisé pour traduire birthday, en réalité ce sont deux mots très différents. Anniversaire c’est l’union de deux concepts : anni qui veut dire année, et versaire (du latin vertere) qui veut dire tourner. Birthday c’est aussi l’union de deux idées, mais deux autres idées, totalement différentes : birth veut dire naissance et day ça veut dire la date, le jour.
Et c’est vrai que parler de jour c’est très important pour comprendre ce que c’est qu’un anniversaire, c’est aussi important que de parler d’année. Par contre, le concept de naissance, je trouve qu’il limite un peu le sens du mot. Par exemple, comment on fait en anglais pour parler de l’anniversaire de la mort de quelqu’un ? Je ne pense pas qu’on dise death birthday
… Peut-être tout simplement qu’en anglais on ne parle pas des anniversaires de mort, pourquoi pas. En vrai le concept d’anniversaire de mort ça m’a toujours un peu perturbé…
Par exemple cette année, France Mémoire (France Mémoire c’est l’organisme qui décide un peu des anniversaires officiels en France) veut qu’on fête le 100e anniversaire de la mort de Sarah Bernhardt… C’est pas très sympa ! Déjà elle est morte, la pauvre. En soit, être morte c’est pas cool. Mais en plus, 100 ans après, nous on va fêter le fait qu’elle soit morte ?
Encore quand France Mémoire ils proposent de fêter le cinquantenaire de la mort de Pablo Picasso je dis pas ! Picasso c’était une ordure, il est mort, tout le monde est content, je veux bien trinquer un coup. Mais Sarah Bernhardt, quand même…
À une époque en France, on était très branchés anniversaire de mort. Ça a pas mal changé récemment, mais de base dans les pays catholiques on aimait pas trop que tu fêtes ton anniversaire de naissance. Pendant longtemps pour l’église, il y avait un anniversaire de naissance qu’on pouvait fêter, c’était celui de Jésus (le 25 décembre) et c’est tout. À part celui-là les autres anniversaires de naissance c’était un peu interdit. Par contre, les anniversaires de mort, c’était OK !
Sauf que le problème avec les anniversaires de mort, c’est que les gens ils ne savent pas forcément à quelle date ils vont mourir. Donc comment on fait pour savoir quand se le fêter ? Et c’est là que l’église a inventé un super concept : le calendrier des saints. En gros le concept c’est que ta fête ce ne sera pas le jour où tu es né, mais le jour où est morte une personne qui avait le même prénom que toi.
Alors les gens ils avaient trouvé une petite astuce pour un peu hacker ce système. C’était de donner à un enfant le prénom du saint du jour de sa naissance. Par exemple : tu as une fille qui naît le 5 mai, le 5 mai c’est la sainte Judith, donc tu appelles ta fille Judith. Et comme ça, le jour où Judith fêtera son anniversaire de naissance, si quelqu’un vient râler, elle pourra toujours lui faire croire qu’elle fête juste la sainte Judith !
Ce type de calendrier comme ça, avec un seul jour par page, ça s’appelle une éphéméride. C’est un objet magnifique, en tout cas moi j’adore. Chaque jour en se levant le matin, on arrache une page et on la jette à la poubelle (ce qui symbolise un peu le fait qu’on ne peut pas revenir dans le passé). Et c’est toujours un moment très beau, notamment parce qu’il y a ce suspens de savoir sur quoi on va tomber, ce qu’on va trouver derrière. Et on est rarement déçu, parce qu’en général, derrière on trouve une autre date (ce qui symbolise un peu le fait que le temps suit son cours).
Le mot éphéméride ça vient de éphémère, un éphémère c’est un insecte très beau aussi, tout en longueur, avec des grandes ailes. Et c’est un insecte qui est indispensable pour comprendre de quoi on parle quand on parle d’anniversaire. D’ailleurs si les éphémères ne s’appelaient pas déjà éphémères, je pense qu’on aurait pu les appeler anniversaires.
Donc les éphémères c’est des insectes qui ne vivent qu’une seule journée. Pendant cette journée ils vont donner naissance à une naïade. Cette naïade, elle va rester sous sa forme larvaire pendant 1 an, et au bout d’un an elle va spontanément se métamorphoser et vivre son unique journée d’éphémère.
Et cette unique journée, vous vous en doutez, elle est très intense. Pour vous donner une idée d’à quel point c’est intense : les éphémères ils ne peuvent pas replier leurs ailes ! Karim m’a même dit qu’il y a des éphémères qui n’ont pas de bouche ! Tellement c’est intense leur vie, ils n’ont même pas le temps de manger !
Vous voyez, je pense, le lien entre l’éphémère et l’anniversaire, (c’est plutôt évident). Comme l’anniversaire, la vie d’un éphémère c’est une journée, qui vient couronner une année. Comme l’anniversaire c’est la rencontre entre le temps court, et le temps long. Et surtout on retrouve cette idée de cycle, de rotation (comme le versaire dans l’anniversaire qui vient de vertere qui veut dire tourner, on en parlait un peu plus haut). Car, comme vous savez, il y a deux manières d’appréhender le temps. Il y a ce qu’on appelle le temps linéaire et ce qu’on appelle le temps cyclique.
Le temps linéaire c’est simple, il faut s’imaginer quelqu’un qui marche, tout droit, le long d’un chemin, sans jamais s’arrêter.
Le temps cyclique c’est aussi simple, il faut s’imaginer quelqu’un qui marche, le long d’un chemin, sans jamais s’arrêter, mais son chemin à lui il est pas tout droit, il est circulaire.
Ces deux personnages marchent sans jamais faire demi-tour, sans jamais changer de rythme, sans jamais faire de pause, comme le temps qui suit son cours. Sur le dessin du temps linéaire on dit que là où se trouve le personnage, c’est le présent, le chemin qu’il a parcouru c’est le passé et le chemin qui reste à parcourir c’est le futur. Dans le dessin du temps cyclique c’est un peu différent, le personnage se trouve aussi au présent, mais un cycle représente une année. Quand le personnage aura réalisé un tour complet, il sera l’an prochain à la même date.
Maintenant pour bien comprendre l’intérêt d’avoir ces deux visions concurrentes du temps, on va introduire un événement. On va assister à la naissance d’un nouveau-né. Pour chacune des deux représentations du temps, je dessine un nouveau-né aux pieds du personnage pour symboliser cette naissance.
Et je pense que vous commencez à saisir en quoi les deux représentations diffèrent. Pour le temps linéaire cette naissance est juste un événement ponctuel qui sera vite oublié une fois qu’il l’aura dépassé. Mais le temps cyclique, lui, repassera par cet événement à chaque cycle, l’événement se répétera chaque année à la même date, cette naissance va devenir un anniversaire.
Ça, c’est ce qu’on appelle enrouler le temps. Dans un temps enroulé, tous les événements se répètent à intervalles réguliers, à chaque cycle telle personne naît à nouveau, tel être cher meurt à nouveau, tel événement historique se produit à nouveau, telle guerre se termine à nouveau, tel festival se fête à nouveau. Et année après année les événements s’empilent les uns sur les autres.
Peut-être qu’un jour dans votre vie, vous allez croiser quelqu’un qui vous dira : Ma mère et moi, on est nées le même jour
. Quelqu’un qui n’est pas capable d’enrouler le temps, ne sera pas capable de comprendre cette phrase, et se dira : c’est impossible, on ne peut pas donner naissance le jour de sa propre naissance. Une mère et sa fille ne peuvent pas naître le même jour
. Mais vous, pour qui c’est totalement naturel d’enrouler le temps, cette phrase ne vous posera aucun problème.