Le lait contient des substances organoleptiques qui sont très sensibles à la lumière. Organoleptique c’est un mot qui peut faire un peu peur quand on l’entend pour la première fois mais en réalité ça désigne quelque chose de très simple : les substances qui interagissent avec nos organes sensoriels. Pour le lait, l’organe sensoriel qui nous intéresse c’est celui du goût, ce qu’il faut comprendre c’est donc que la lumière altère le goût du lait.
Et c’est pour ça (si vous vous posiez la question) qu’on construit les bouteilles de lait dans un plastique spécial, le PEHD opaque, qui a la particularité, comme son nom l’indique, de ne pas laisser passer la lumière. Malheureusement, s’il ne la laisse pas passer dans un sens, il ne la laisse pas non plus passer dans l’autre, et c’est pour cette raison, qu’il est impossible, pour n’importe quel être humain, de savoir sans la toucher, si une bouteille de lait est vide ou pleine.
Et ça, ça a pour conséquence un phénomène que je trouve assez intéressant. Qui n’est pas forcément spécifique aux bouteilles de lait mais qu’on a rarement l’occasion d’observer ailleurs. Quand on s’empare d’une bouteille de lait en pensant qu’elle est vide alors qu’elle est pleine, elle va nous sembler extrêmement lourde. Et à l’inverse, quand on pense qu’elle est pleine alors qu’elle est vide, on va faire un grand mouvement trop ample, parce qu’on aura déployé une force trop importante par rapport à son poids réel.
Si vous voulez c’est un peu comme quand on va rendre visite à un ami et qu’au moment de sonner à sa porte, on a un doute. Le doute de est-ce qu’il habite vraiment là ? Est-ce qu’il n’habite pas plutôt la porte d’à côté ? En plus, comme il ne répond pas du premier coup, on est obligé de sonner une deuxième fois mais avec vraiment l’appréhension, la crainte, de tomber sur son voisin de palier…
Non en fait, ça n’a rien à voir. Imaginez plutôt que vous êtes chez vous et vous souhaitez vous rendre dans votre salle de bains et au moment d’ouvrir la porte, vous tombez sur le bureau.
Alors forcément vous faites ce que n’importe qui aurait fait dans ce genre de situation, vous allez au bureau pour vérifier, vous ouvrez la porte, c’est bien le bureau.
Vous retournez à la salle de bains, c’est bien la salle de bains.
Tout va bien, tout est à sa place. Mais désormais à chaque fois que vous ouvrirez une porte ce sera avec quelque chose : de la prudence.
Et c’est une prudence qui est très particulière, qui est assez intéressante à analyser qui est un peu la même que quand on coupe un arbre. Alors moi personnellement je n’ai jamais coupé d’arbre, mais je me suis un peu renseigné sur l’abattage : En général on commence par faire une entaille, puis une coupe d’abattage, et l’arbre va tomber perpendiculairement à la charnière qui se trouve entre les deux.
C’est une technique très précise, qui marche très bien, on fait comme ça depuis très longtemps, on n’a jamais vu l’arbre tomber dans l’autre sens. Et pourtant, à chaque fois qu’on fait ça, on préconise de délimiter autour de l’arbre, un périmètre de sécurité de deux fois la hauteur de l’arbre.
Vous voyez ce que je veux dire quand je parle d’une prudence très particulière : on voit mal comment un arbre pourrait tomber deux fois plus loin que sa propre hauteur, et encore une fois, il tombe toujours dans la même direction. Et surtout, comme je disais, c’est une technique très précise ! Pour vous donner une idée d’à quel point c’est précis, le champion du monde de tronçonneuse en 2004 a réussi à faire tomber la cime de l’arbre à 2 cm du point d’impact qui avait été fixé à 10 m du tronc.
C’est un degré de précision impressionnant qui est un peu analogue à ce qu’on peut observer dans la démolition de bâtiment. Quand on a démoli la tour Debussy à La Courneuve en 1986, les médias français se vantaient d’une démolition au mètre près
. Alors on n’est pas au centimètre près comme dans l’exemple du champion du monde de tronçonneuse mais là on ne parle plus d’un arbre de dix mètres, on parle d’une immense barre d’immeuble de plusieurs centaines de mètres. Et puis surtout, la technique utilisée pour détruire un immeuble, elle n’a rien à voir avec la technique utilisée pour couper un arbre, c’est beaucoup plus chaotique.
Évidemment je n’ai jamais démoli d’immeuble, mais je me suis renseigné et c’est plutôt simple : on choisit un étage de l’immeuble (en général vers le bas), pour y placer des bâtons de dynamite.
Et on fait tout sauter. Et donc ce à quoi on s’attend c’est de voir l’immeuble s’affaisser en un gros tas de gravats qu’il sera simple de ramasser ensuite.
Mais le problème c’est que ce qui se passe au moment de l’explosion c’est chaotique au sens propre. C’est une explosion donc ce sont toutes les particules de l’immeuble qui partent dans tous les sens qui rebondissent les unes sur les autres et c’est impossible de prédire précisément ce qui va se passer. Et on connaît l’exemple de bâtiments qui au moment de l’explosion, au lieu de s’affaisser en un gros tas de gravats, se sont contentés de perdre un étage.
Alors ça c’est une erreur de précision qui n’est pas très grave, il suffit de recommencer, rechoisir un étage, replacer des bâtons de dynamite, etc. En vérité on connaît des erreurs de précisions bien plus graves dans l’histoire de la démolition de bâtiment. Il y a par exemple cette histoire qui est arrivée à Annevoie : un grutier est appelé pour démolir une maison, il se rend sur place avec sa grue, il démolit la maison, ça ne lui prend pas longtemps, une vingtaine de minutes, il connaît bien son travail. Une fois que c’est terminé il a son patron au téléphone : est-ce que tout s’est bien passé ? est-ce qu’il n’y a pas trop de gravats sur la route ?
, le grutier : Oui, non, ça va, la route est à cent mètres de la maison !
le patron :
Ah mais non pas du tout, la maison que tu devais démolir elle est au bord de la route
.
Pourquoi je parle de tout ça ? En fait ce que je veux mettre en évidence, c’est que chaque action qu’on fait (et je considère aussi le fait de ne rien faire comme une action) c’est un peu comme ouvrir une porte. Quand on ouvre une porte, on ne peut jamais savoir ce qu’on va trouver derrière. Et chaque action qu’on fait, c’est la même chose, on ne peut jamais être certain des conséquences, chaque action est comme un mouvement vers l’inconnu.
Il y a pas longtemps je me suis rappelé d’une pensée que j’ai eue quand j’étais enfant. Je m’étais demandé : Est-ce que si j’ai les mains sales, et qu’avec ces mains sales je salis une feuille de papier, est-ce que si ensuite je vais me laver les mains, la feuille de papier redeviendra propre, puisque les mains qui l’ont salie ne sont plus sales ?
alors évidemment aujourd’hui ça me parait idiot comme pensée, et d’ailleurs c’est idiot. Parce que dans notre monde il y a un principe, très puissant, contre lequel on ne peut rien faire, qui s’appelle le principe de causalité et qui dit justement ça : qu’une cause précède toujours son effet et qu’un effet ne peut jamais rétroagir sur sa cause. Le principe de causalité c’est ça qui fait que le temps ne peut aller que du passé vers le futur. C’est ça qui rend les voyages dans le passé impossibles.
Ça c’est la flèche du temps. Ça n’a l’air de rien comme ça, mais c’est super important en physique.
Et il y a quelque chose d’agréable (je trouve) à se confronter à ce principe de causalité et à notre rapport au temps. Vous pouvez faire l’expérience si vous voulez après votre lecture, vous prenez une boite d’allumettes, un paquet de cartes ou un paquet de cigarettes, et vous le tenez entre votre index et la table, de telle sorte que l’angle situé sous votre index soit perpendiculaire à l’angle qui est sur la table.
Et vous lâchez le paquet ! La première chose c’est bien sûr la question de savoir de quel côté il va tomber. On voit que le poids est également réparti des deux côtés de l’axe vertical, il a donc autant de chances de tomber d’un côté que de l’autre. À ce moment c’est un peu comme quand on tire une pièce à pile ou face, c’est toujours excitant de se confronter comme ça au hasard. Mais ce que je trouve le plus stimulant c’est l’espoir qu’on a quand on lâche le paquet, de le voir tenir en équilibre sur un angle. Et on sait que c’est possible, on sait qu’il y a un point précis auquel si on lâche le paquet il tiendra en équilibre. Le problème c’est qu’il y a une infinité de points auxquels on peut lâcher le paquet donc on a une probabilité nulle d’y arriver.
Ce qui n’a pas empêché des gens comme le funambule Henry’s de tenir en équilibre pendant 30 minutes, sur les deux pieds arrière d’une chaise, au bord d’un immeuble de 60 étages.
J’imagine que, vous n’avez jamais fait ça, mais vous vous êtes sûrement déjà balancés sur les deux pieds arrière d’une chaise et vous savez à quel point ça peut procurer des sensations fortes. Des sensations un peu analogues à celles que l’on ressent quand on se laisse tomber en arrière après avoir demandé à quelqu’un de nous rattraper. Ou quand on marche dans la rue les yeux bandés en se faisant guider par quelqu’un. Une expérience qu’il faut absolument que vous essayiez c’est goûter un aliment à l’aveugle, on se bande les yeux et on demande à quelqu’un de nous faire goûter quelque chose sans que l’on sache à l’avance ce que c’est. Très vite on reconnaît le goût, on l’associe à tous les souvenirs que l’on a avec l’aliment, à tout ce que l’on sait de l’aliment. Mais avant ça, pendant quelques secondes, son goût nous semble totalement inédit.