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Enfant j’ai eu ma période Gustave Eiffel où j’étais pas mal fasciné par le personnage et tout ce qu’il avait réussi à construire. Le pont-canal à Briare, bien sûr (magnifique) et puis aussi la tour Eiffel.

Et je me souviens qu’un jour, lors d’une discussion avec un adulte, j’ai compris qu’en fait ce n’était pas Gustave Eiffel qui avait construit la tour Eiffel ! Alors évidement, vous vous le savez parce que vous n’êtes plus des enfants. Mais moi à l’époque je me souviens que ça m’avait vraiment étonné d’apprendre qu’en fait c’étaient des ouvriers qui avaient construit la tour Eiffel. Et que Gustave lui, en gros, il n’avait rien fait. Il les avait regardés travailler.

Pourquoi ça m’a étonné ? Simplement parce que j’avais une certaine vision du monde : La vision d’un monde dans lequel Gustave Eiffel avait construit la tour Eiffel seul, à la force de ses bras. Et cette conversation est venue bouleverser cette vision du monde : En vérité Gustave Eiffel il n’avait pas planté le moindre rivet.

Gustave Eiffel, un marteau à la main, construit la tour Eiffel

Et l’étonnement en fait c’est ça. C’est un phénomène qui vient bouleverser ta vision du monde.

D’ailleurs, c’est précisément pour ça que les enfants ont tant de facilité à s’étonner. Parce que tout est nouveau pour eux, n’importe quoi peut bouleverser leur vision du monde. Jusqu’à un certain âge on est capable de s’étonner de littéralement n’importe quoi. Il y a un âge où on peut s’étonner du fait qu’un bâton soit un bâton, ou on peut s’étonner qu’un objet tombe quand on le lâche. Il y a un âge où même une flaque d’eau peut bouleverser notre vision du monde.

Cette notion d’inattendu qu’on vient d’évoquer (La rencontre avec quelque chose qu’on ne s’attendait pas à pouvoir rencontrer dans le monde tel qu’on l’imaginait) elle est très importante pour créer de l’étonnement, mais elle n’est pas suffisante. S’il n’y a que de l’inattendu, ça crée juste de la surprise. Pour avoir de l’étonnement il faut quelque chose de plus.


Quand j’avais 5 ans on est allé au Parc Astérix. Et dans ce parc d’attraction il y a quelque chose de vraiment très étonnant : c’est une poubelle qui parle.

La poubelle qui parle du parc Astérix et moi qui mets des déchets dans sa bouche.

C’est une poubelle avec un visage. On peut lui mettre des déchets dans la bouche. Et elle parle, il y a deux phrases qu’elle n’arrête pas de répéter en boucle : J’ai faim ! et Du papier…

Je me souviens que les enfants et même les adultes qui étaient avec moi ce jour-là ils voulaient faire les manèges, les montagnes russes, et je ne sais pas quelles autres attractions il y avait. Mais moi je n’avais vraiment d’yeux que pour la poubelle qui parle. D’ailleurs aujourd’hui c’est à peu près la seule chose que j’ai retenue de cette journée au Parc Astérix.

Et donc bien-sûr que c’est surprenant une poubelle qui parle, c’est inattendu. Surtout que moi, toutes les poubelles que j’avais vues jusque-là, elles étaient muettes. Mais, au-delà de cette surprise, ça m’a surtout posé plein de questions : tout le monde n’arrête pas de la nourrir toute la journée, comment ça se fait qu’elle ait toujours aussi faim ? Est-ce que les autres poubelles, les poubelles qui ne parlent pas, pensent la même chose que ce que cette poubelle a la chance de pouvoir dire à voix haute ? Comment cette poubelle peut-elle aimer les déchets sachant que par définition un déchet c’est ce dont personne ne veut, ce que personne n’aime ? Est-ce que si on s’intéresse à un déchet, le déchet cesse d’être un déchet ? Ou est-ce que s’intéresser à un déchet ça fait juste de nous une poubelle ?

Et c’est ça le propre de l’étonnement, ce qui différencie l’étonnement de la surprise : l’étonnement ça nous pose question.

Encore la poubelle qui parle du parc Astérix et moi qui me pose des questions.

D’ailleurs, c’est précisément pour ça que beaucoup de philosophes depuis Aristote disent que l’étonnement c’est la source de la philosophie. Que c’est l’étonnement qui amène les philosophes à philosopher. Tout simplement parce que l’étonnement, c’est ça qui nous fournit les questions importantes.

(Petit aparté rapidement parce que c’est quand même fou quand on y pense : on a vu que pour faire de la philosophie il fallait être capable de s’étonner, on a vu que les personnes les plus aptes à s’étonner c’étaient les enfants. Alors pourquoi à l’école les cours de philosophie ne commencent qu’une fois que l’enfance est terminée ? Ça n’a pas trop de sens.)


Moi j’habite dans une grande ville, du coup j’ai la chance de pouvoir souvent observer la réaction des enfants qui découvrent des escalators pour la première fois. C’est un étonnement très fort que vit l’enfant à ce moment-là. Parce qu’il faut bien comprendre que l’enfant il a déjà vu des escaliers dans sa vie. Mais jusqu’ici il envisageait la relation personne-escalier comme une relation de fixité-mouvement dans laquelle l’escalier était fixe et la personne était en mouvement.

Un escalier immobile escaladé par une personne en mouvement

Alors bien sûr que la rencontre avec l’escalator c’est un peu magique. Parce que d’un coup cette vision du monde se retrouve renversée. Ici c’est l’escalier qui est en mouvement et la personne qui est immobile.

Un escalier en mouvement escaladé par une personne immobile

Cet étonnement va donc provoquer plein de questions. Des questions aussi simples que : que se passe-t-il si on prend l’escalator à contre-sens ? La relation de fixité-mouvement peut-elle aussi s’inverser chez d’autres objets avec lesquels on entretient une relation de fixité-mouvement ? Et des questions plus compliquées comme : que deviennent les marches une fois qu’elles arrivent en haut ? D’où proviennent les marches qui apparaissent en bas ? Est-ce que ce sont les mêmes marches ? Peut-être, peut-être pas (ça parait quand même peu probable…).

On retrouve donc les deux caractéristiques, les deux temps de l’étonnement : La rencontre avec un phénomène qui vient bouleverser notre vision du monde et l’avalanche de questions qui s’ensuit. Mais ce qu’il faut préciser c’est que l’enfant il n’a pas forcément conscience de tout ça. Il n’est pas forcément capable d’expliquer en quoi cette rencontre a bouleversé sa vision du monde. Et il n’est pas forcément capable de formuler précisément toutes les questions que ça lui pose. Lui il est juste étonné. Et c’est pas parce que c’est un enfant ! Moi-même il y a plein de choses qui m’étonnent et je suis incapable d’expliquer pourquoi. Comme par exemple quand quelqu’un dans la rue appelle par son prénom quelqu’un qui a le même prénom que moi. Ou quand je ramasse un caillou et que le visage du caillou me semble super familier. Ou même tout simplement se tromper de porte. Les sacs plastiques qui volent. Un très grand chien. Quand j’ai l’impression que mon train part alors que c’est juste le train d’en face qui arrive en gare.

Vision d’un train qui arrive en gare depuis l’intérieur d’un train

Vous connaissez cette sensation je pense. Quand on est en gare dans son train et qu’on a l’impression que le train démarre alors que c’est juste le train qu’on voit par la fenêtre qui arrive en gare. Maintenant que j’y pense c’est une histoire d’inversion de la relation fixité-mouvement comme pour l’escalator : J’avais une certaine vision du monde dans laquelle mon train était en mouvement et le train d’en face était fixe. Et cette vision du monde s’est retrouvée bouleversée quand j’ai compris que c’était mon train qui était fixe et l’autre qui était en mouvement.

Et du coup forcément quand mon train démarrera pour de bon, je ne pourrai pas m’empêcher de me demander : est-ce que c’est vraiment mon train qui part ou est-ce que ce n’est pas plutôt le paysage qui arrive en gare ?

Vision d’un paysage qui arrive en gare depuis l’intérieur d’un train


Les paysages ce sont des sources d’étonnement très célèbres et qui peuvent provoquer des étonnements très intenses. J’ai pu en faire l’expérience il y a quelques mois, j’étais en Lozère, en voiture. À un moment la route sort d’une forêt et là on tombe sur un paysage vraiment incroyable. C’est en amont d’un petit village qui s’appelle Saint-Énimie. Et c’est très étonnant comme étonnement parce qu’on est face à quelque chose d’immense donc on se sent un peu tout petit, mais en même temps, tout ce qu’on voit, toutes les maisons, les arbres, tout est minuscule, du coup on se sent aussi géant.

Saint-Énimie vue depuis la route

C’est très dangereux parce que c’est une route de montagne donc très étroite et tortueuse, et comme tout le monde est sous l’emprise de l’étonnement les gens ne regardent pas devant eux. Des fois même il y en a qui s’arrêtent au milieu de la route et qui quittent leur voiture pour s’étonner du paysage. Donc il faut un peu slalomer comme ça, entre des gens à moitié ébahis.


Les nuages aussi c’est une source d’étonnement que j’aime beaucoup. En fait ce que je trouve le plus étonnant chez les nuages, c’est la faculté qu’ils ont à ne pas avoir de forme.

Un nuage

Évidemment quand on dessine un nuage comme ça, il a une forme (une forme de nuage). Mais on est d’accord que c’est une forme fictive. En réalité, aucun nuage ne ressemble à ça, tout simplement parce qu’un nuage, par définition, ça n’a pas de forme. D’ailleurs des fois des personnes trouvent des formes aux nuages, on va te dire Oh ! Regarde ce nuage, il a une forme de cœur ! et on va vouloir que tu t’étonnes de ça. Mais moi j’ai beaucoup de mal à m’étonner de ce genre de choses. Parce que justement, ce que je trouve étonnant chez un nuage, c’est le fait qu’il n’ait pas de forme.

Attention, je ne dis pas que ces personnes ont tort de s’étonner de ça, chacun s’étonne de ce qu’il veut. Ce que je veux dire c’est que parfois les choses les plus étonnantes ce ne sont pas celles qu’on imagine. Je m’explique :

Un personnage montre la lune pendant qu’un deuxième personnage regarde le doigt du premier.

Je pense que vous connaissez ce dicton, c’est assez connu. Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Souvent cette phrase elle est attribuée à Confucius. Ce qu’il faut savoir avec les phrases de Confucius, c’est que ce sont rarement des phrases que Confucius a véritablement dites ou écrites. C’est un peu comme les citations d’Einstein. En fait Confucius et Einstein c’est juste des mots qu’on ajoute arbitrairement à la fin des phrases quand on veut leur donner l’air intelligent. Parce qu’en effet, quand on me dit que c’est Confucius qui a dit ça, comme je sais que Confucius était sage, je suis un peu obligé d’y croire, de me dire que le sage de l’histoire est vraiment sage, que c’est vraiment sage de montrer la lune et vraiment imbécile de regarder le doigt. Mais comme je viens de le dire, ce n’est pas Confucius qui a dit ça, en fait on ne sait pas qui a dit ça, si ça se trouve, celui qui a dit ça n’était pas sage, peut-être même que c’était un imbécile, qu’il a mal interprété la situation. Peut-être qu’en fait c’était l’imbécile qui montrait la lune et le sage qui regardait le doigt.

En fait, là où je veux en venir, c’est qu’il y a des choses desquelles il est bon ton de s’étonner. Comme par exemple (typiquement) la lune. La lune c’est beau, c’est grand, ça brille, c’est rond, c’est un peu parfait, un peu inaccessible, c’est unique, ça mérite notre étonnement. Alors qu’un doigt… C’est pas très beau, c’est un peu vulgaire, et puis c’est banal (tout le monde en a des dizaines), c’est pas intéressant. Sauf que selon moi, ce qui est banal c’est de s’étonner de la lune. S’étonner d’un doigt, ça c’est original, ça c’est puissant intellectuellement. On a tendance à penser que les choses étonnantes nous étonnent car elles sont merveilleuses et extraordinaires, mais le plus souvent c’est l’inverse, c’est parce que les choses nous étonnent qu’elles sont merveilleuses et extraordinaires.