J’ai mis du temps à vraiment savoir faire semblant de dormir. Je m’allonge, je m’immobilise, je relâche mes muscles, je ferme les yeux, je ralentis ma respiration. Et de temps en temps j’émets un signe, ça peut être un mouvement, un gémissement, ou un léger changement de position. Malheureusement, maintenant que je suis plutôt doué, ce savoir-faire il ne me sert plus à rien. J’aurais aimé avoir cette faculté de savoir faire semblant de dormir quand j’étais enfant. À l’époque où la nuit, on était obligés de dormir. Et où, passée une certaine heure, les adultes venaient régulièrement dans la chambre, vérifier qu’on était bien en train de dormir et pas de lire, de discuter ou de jouer à la Game Boy.
Enfant, la nuit c’est le lieu où il faut dormir. Et c’est une règle qui est difficile à comprendre à cet âge-là. On nous dit : Il faut dormir car sinon tu vas être fatigué demain
. Mais la fatigue c’est extrêmement abstrait comme concept quand on est enfant et ça ressemble beaucoup à toutes ces inventions d’adulte qui ne servent qu’à nous contrôler ou à nous embêter. Parfois le soir, les adultes disent à l’enfant qui pleure Tu pleures parce que t’es fatigué
. Mais l’enfant il ne sait pas ce que c’est la fatigue. Lui il pense : Mais non ! je ne pleure pas parce que je suis fatigué, Je m’en fous d’être fatigué, d’ailleurs je suis pas fatigué ! Je pleure parce que je suis triste, je pleure parce que le monde est cruel, parce que la vie est injuste…
Personnellement, c’est extrêmement tard que j’ai compris ce que c’était la fatigue (à peu près au début du collège). Que j’ai remarqué que, en effet, certains jours, mes pensées n’étaient pas aussi fluides que d’habitude, que mon corps ne m’obéissait pas aussi simplement que d’habitude. Et surtout, que j’ai remarqué que ces moments arrivaient à chaque fois le lendemain des nuits où j’avais lu en secret jusqu’à 2 heures du matin (ou plus).
Et du coup, jusqu’à cette époque le fait qu’il fallait dormir la nuit c’était vraiment un mystère. À force d’y réfléchir j’ai quand même fini par dégager une raison, que je considère encore aujourd’hui comme une bonne raison pour dormir : je pense qu’on dort principalement pour passer d’un jour à l’autre.
Passer du jour au lendemain c’est important, tout le monde est d’accord là-dessus, personne ne s’imagine vivre toute sa vie dans la même journée. Or le passage du jour au lendemain ne se fait pas tout seul. On a tendance à l’oublier car pour des raisons pratiques, la journée administrative se termine tous les jours à heure fixe. Tous les jours, à minuit on passe officiellement d’un jour à l’autre.
Mais tout le monde sait que ce changement de journée à minuit est totalement arbitraire. Ça ne correspond à rien de réel. Par exemple, si vous décidez de faire la fête samedi soir (Pour une raison ou pour une autre (ou même sans aucune raison)), cette fête du samedi soir ne va pas devenir une fête du dimanche matin dès que vous aurez passé minuit. À 3 heures du matin, si vous êtes encore réveillés, ce sera toujours samedi soir. À 4 heures du matin, si vous décidez d’aller vous coucher, vous serez toujours samedi. Ce n’est que quand vous vous réveillerez le lendemain qu’il sera dimanche matin.
Et le petit malin qui vous dit qu’il est dimanche un samedi soir à 1 heure du matin, il ne dit pas ça sérieusement. Il essaye juste de faire une blague, pour souligner à quel point le découpage administratif des journées est absurde.
La vérité c’est que pour passer d’un jour à l’autre, il faut une nuit de sommeil. Et c’est pour ça que les gens vaquent à leurs activités le jour et dorment la nuit. Alors vous allez me dire : pourquoi pas l’inverse ?
. C’est vrai, pourquoi ne pas vaquer à ses activités la nuit et dormir le jour ? Eh bien c’est simple : à une époque où on n’avait pas encore inventé le feu, la lampe à huile, la lampe à gaz, l’électricité, etc. la nuit était un lieu où c’était quasiment impossible de vaquer à ses activités. Du coup on a préféré dormir la nuit et vaquer à nos activités le jour. Et depuis, on a gardé l’habitude.
Aujourd’hui, maintenant qu’on a inventé le feu, la lampe à huile, la lampe à gaz, l’électricité, etc. il y a bien des gens qui vaquent à leurs activités la nuit et qui dorment le jour. Je ne sais pas à quel point ils sont nombreux ou pas, moi je n’en connais pas personnellement. Mais en même temps c’est normal parce que quand ils vaquent à leurs activités je dors et quand moi je vaque à mes activités c’est eux qui dorment, donc forcément il y a peu de moments où on peut se croiser.
Mais bon, de ce que j’ai entendu, je pense qu’on peut dire que, au moins presque tout le monde dort la nuit. Et la conséquence de ça c’est que la nuit est noire.
On pense que la nuit est un endroit qui est obscur, parce qu’il n’est pas éclairé par le soleil et ce n’est pas totalement faux. Mais, la principale raison pour laquelle la nuit est noire C’est que tout le monde a les yeux fermés (d’ailleurs une nuit où on ne ferme pas du tout les yeux, on appelle ça une nuit blanche).
Quand on a les yeux fermés tout est obscure. Vous pouvez même faire l’expérience tout de suite, fermez les yeux et vous verrez, tout est noir. De manière générale ce qu’on ne regarde pas est par définition obscur, invisible. C’est en ça que la théorie de l’émission (une théorie de la vision formulée notamment par Euclyde), ne me paraît pas si absurde que ça.
Pour Euclyde la vision fonctionne grâce à des rayons émis par l’œil. Ces rayons, si on les additionne, ils forment un cône (le cône de la vision) dont le sommet est le centre de l’œil.
La théorie de l’émission, c’est vraiment l’idée d’un feu intérieur, la lumière est émise depuis l’intérieur de l’œil vers l’extérieur et c’est quand cette lumière rencontre un objet, que l’objet devient visible.
Bien sûr, cette théorie a ses limites. Par exemple, elle n’explique pas pourquoi on ne peut pas voir un objet s’il n’y a aucune source de lumière. Mais la théorie inverse, celle qui est admise aujourd’hui, qui dit que la lumière fait le chemin inverse (depuis l’objet vers l’œil), elle a aussi ses limites. Elle est beaucoup moins efficace pour discuter de cette réalité : Les choses que l’on ne regarde pas sont invisibles.
Et c’est pour ça que je disais tout à l’heure que la principale raison pour laquelle la nuit est noire c’est qu’on ne la regarde pas. Vous pouvez faire l’expérience une nuit, ouvrez les yeux et vous verrez que quand on a les yeux ouverts la nuit n’est pas si obscure que ça. Même si elle n’est pas éclairée. En fait paradoxalement, les choses la nuit sont d’autant plus visibles qu’elles ne sont pas éclairées.
La plupart du temps, plus il y a de lumière mieux on voit les choses. Mais la nuit nous rappelle que parfois c’est aussi l’inverse. Je pourrais prendre l’exemple des animaux nocturnes que l’on observe beaucoup mieux quand il y a très peu de lumière. Je pourrais prendre l’exemple des monstres, tout le monde a assimilé depuis sa plus tendre enfance que les monstres ne sont visibles que dans l’obscurité la plus totale. Mais je vais plutôt aborder le cas des étoiles.
Pour comprendre ce qui se passe avec les étoiles, il faut d’abord comprendre que l’air qui nous entoure n’est pas totalement transparent. Quand il y en a peu (comme entre vous et le livre) il est transparent (c’est ce qui vous permet de voir le livre). Mais s’il y en a suffisamment et s’il est bien éclairé, l’air est visible. D’ailleurs il a même une couleur, l’air est bleu.
Le jour, le soleil est tellement puissant, que l’air au-dessus de nos têtes n’est plus transparent du tout il ne laisse passer aucune lumière et on ne peut pas voir ce qu’il y a derrière.
Dans certains endroits comme par exemple à Paris (où j’ai vécu 8 ans de ma vie). La ville de nuit, émet aussi une lumière, c’est une lumière qui est bien moins puissante que celle du soleil, mais l’air là-bas est beaucoup plus épais qu’ailleurs. D’ailleurs, si la lumière des lampadaires à Paris avait la même couleur que la lumière du soleil, l’air serait bleu la nuit comme en plein jour. C’est pour ça qu’on fait les lampadaires avec des couleurs plutôt chaudes, comme ça la nuit à Paris l’air est donc opaque comme en plein jour, mais plutôt orange clair, ce qui permet de bien distinguer le jour de la nuit ce qui est plutôt pratique au quotidien.
Dans d’autres endroits comme par exemple à Cuzals, là où j’écris ce texte, dans le triangle noir du Quercy, quand il y a ni lune ni soleil, l’air n’est pas du tout éclairé, il est donc transparent. Et on peut parfaitement voir ce qu’il y a derrière, c’est-à-dire principalement les étoiles.
Les étoiles sont très loin de nous. Pour vous donner une idée, l’étoile la plus proche qu’on peut observer la nuit (Proxima du Centaure) est à 4 années-lumière de la Terre. Pour vous donner une idée de ce que ça représente cette distance, je vais faire un dessin à l’échelle :
L’échelle de ce dessin c’est le mille-cinq-cent milliardième, dans la vraie vie le Soleil est donc en réalité mille-cinq-cent milliards de fois plus grand que sur le dessin. Et le soleil et la Terre sont mille-cinq-cent milliards de fois plus loin l’une de l’autre. (La terre ne peut pas être représentée car pour être à l’échelle elle devrait mesurer moins d’un centième de millimètre. Et le feutre que j’utilise pour les dessins est beaucoup trop épais.)
Pour pouvoir représenter Proxima du Centaure sur ce dessin, Il me faudrait (vous vous en doutez) que le livre soit beaucoup plus grand. En fait il me faudrait précisément que ce livre mesure 20 km.
Et comme je disais, Proxima du Centaure est l’étoile la plus proche de nous. L’objet le plus lointain qu’on peut voir à l’œil nu c’est la galaxie d’Andromède. Pour pouvoir représenter la galaxie d’Andromède sur ce dessin il faudrait (vous avez compris) un livre beaucoup plus grand. Beaucoup plus grand que le livre sur lequel je pourrais représenter Proxima du Centaure. Il faudrait que le livre aille presque jusqu’au soleil ! (Le vrai soleil (pas le soleil que j’ai dessiné sur le schéma (je ne sais pas si c’est clair…)))
Ce qu’il faut retenir c’est que dans le ciel, certaines étoiles sont très très très loin de nous, d’autres sont extrêmement extrêmement extrêmement loin de nous, seulement voilà, notre vision n’est pas du tout taillée pour apprécier ce genre de distances. Pourtant on possède plein de méthodes pour évaluer les distances des choses.
Prenons un exemple :
Sur ce dessin vous pouvez deviner que l’arbre C est plus loin que les deux autres, car il est plus petit. C’est la perspective.
Même s’il est plus grand que l’arbre A, vous pouvez deviner que l’arbre B est plus loin, car il est en partie occulté (masqué) par l’arbre A.
Une autre méthode efficace pour évaluer les distances c’est la parallaxe, si vous vous déplacez sur la gauche, vous verrez l’arbre A se déplacer vers la droite, l’arbre B se déplacer un peu moins, et l’arbre C se déplacer encore moins. (cette méthode nécessite de vrais arbres et ne fonctionnera pas sur le dessin ci-dessus). Un objet très lointain ne se déplacera pas du tout. C’est ce qui donne cette impression frappante quand on regarde la lune en voiture : C’est comme si elle nous suivait. Tous les autres objets se déplacent plus ou moins à toute vitesse dans la même direction, mais la lune reste immobile dans le ciel. C’est que la parallaxe, comme toutes les autres méthodes dont on dispose pour évaluer les distances, sont inefficaces pour les objets très lointains.
La conséquence de ça c’est qu’on voit toutes les étoiles sur le même plan. Comme si elles étaient toutes à la même distance de nous. C’est ce qu’on appelle la voûte céleste, une sorte d’immense plafond au-dessus de notre tête, assez loin de nous mais pas tant que ça, juste derrière la Lune et le Soleil, sur lequel toutes les étoiles sont accrochées. La voûte céleste pour moi, c’est vraiment une des choses qui fait que, la nuit est le plus bel endroit sur terre.
Avant de finir je vais éclaircir un peu ce point-là. Parce que depuis tout à l’heure je parle de la nuit comme d’un endroit, mais je me rends compte que c’est pas forcément évident pour tout le monde. Et c’est normal, la nuit de notre point de vue ressemble beaucoup à un moment. Pourtant, fondamentalement c’est un lieu.
Pour expliquer ça, j’aime bien prendre l’exemple du train :
Cette semaine j’ai pris le train de Marseille à Toulouse et pendant ce trajet j’ai dormi d’Arles à Montpellier. Normalement quand on dit j’ai dormi de … à …
on utilise des repères temporels. Par exemple on va dire j’ai dormi du début à la fin du film
. Le début et la fin du film sont des repères temporels, des moments. Arles et Montpellier par contre, ce sont des lieux. Qu’est-ce qui me permet de dire alors J’ai dormi d’Arles à Montpellier
? C’est que j’étais dans un train en mouvement et de mon point de vue, dans ce mouvement, Arles et Montpellier me sont apparus comme des moments.
Eh bien de la même manière qu’Arles et Montpellier sont des endroits qui m’apparaissent comme des moments parce que je suis dans un train en mouvement, la nuit est un lieu qui m’apparait comme un moment parce que je suis sur une terre qui tourne.
La nuit c’est ce que je représente hachurée sur le dessin. En dessin la nuit c’est ce qu’on appelle une ombre propre, c’est l’ombre de la Terre sur elle-même produite par le Soleil. Si on prend du recul, et qu’on se place du point de vue du Soleil, on voit bien que la nuit est immobile, que c’est la terre qui tourne.
La nuit est bel et bien un lieu, c’est le plus bel endroit sur terre et on a la chance de le visiter toutes les nuits.