conferences-de-poche

En première année on avait un professeur qui s’appelait JEB (lui c’était sa dernière année). Je ne saurais pas dire un prof de quoi c’était. Je ne me souviens plus du tout de quoi ça parlait son cours. Je me souviens juste de deux choses qu’il nous a dites, au tout début de son tout premier cours.

La première chose c’était : Il ne faut pas croire tout ce que les professeurs disent. Je me souviens que quand il a dit ça, il n’y a pas eu de réaction dans l’amphi, ça n’a choqué personne, comme si tout le monde le savait déjà. Sauf que moi en fait, je n’étais pas au courant. Il faut savoir que moi je sortais tout juste du lycée, j’avais toujours été un plutôt bon élève, et puis aussi j’ai été élevé par des parents qui avaient vraiment confiance dans le système éducatif. Et même si j’avais déjà remarqué que tous les profs n’étaient pas parfaits, je n’étais jamais allé jusqu’à me dire que des profs pouvaient se tromper ou dire des choses fausses ! Et donc ça m’a vraiment marqué cette phrase. Et c’était très important que ce soit un prof qui la dise. Parce qu’en fait, cette phrase, à partir du moment où c’est un prof qui la dit, elle devient incontestable, mathématiquement vraie. Parce que même si de base tu penses que c’est faux, même si tu es foncièrement convaincu du contraire, que tu penses que tout ce que dit un prof est forcément vrai. Même là, tu seras obligé, par principe, d’admettre que c’est vrai, car c’est un prof qui l’a dit.

Un professeur qui dit <q>prof ≠ vrai</q>

Et l’autre chose qu’il nous a apprise ce jour-là, c’est que l’expression Comment ça va ?> vient d’un ancien sens du verbe aller qui signifie évacuer par le bas (on disait aller du ventre). En fait, ça date d’une époque où la qualité des selles c’était un peu le meilleur indicateur de santé qu’on avait à notre disposition. Donc quand on voulait se renseigner sur la santé d’une personne, on demandait : Comment sont tes selles ?, Comment tu le fais ?, Comment tu vas du ventre ?, Comment ça va ?. Et c’est assez fou quand on y pense, parce que c’est tellement des expressions polies et répandues Comment allez-vous ?, Comment ça va? que ça semble vraiment difficile à croire qu’elles puissent avoir une origine scatologique. Alors je dois avouer que je ne suis jamais allé vérifier cette info. Mais bon, c’est un prof qui me l’a dit, donc ça doit certainement être vrai.

Un professeur qui dit <q>ça va = caca</q>

En tout cas aujourd’hui, évidemment, ça n’a plus le même sens. Aujourd’hui quand on demande à quelqu’un si ça va, on ne se renseigne pas sur la qualité de ses selles. Mais alors ça pose la question : aujourd’hui, pourquoi est-ce qu’on demande si ça va ? En réponse à cette question il y a deux hypothèses, deux théories qui s’affrontent.

La première théorie c’est la plus répandue, c’est de dire qu’aujourd’hui, quand on demande si ça va, on cherche à savoir si la personne a des soucis, si elle se sent triste, si elle a des problèmes de santé, si elle est en colère, si elle a besoin d’aide, si elle est fatiguée, etc. Cette théorie bien sûr elle est un peu naïve. C’est peut-être vrai dans certains contextes, dans certaines relations avec certaines personnes, mais dans la grande majorité des cas, quand on demande à quelqu’un si ça va, on ne se renseigne pas sur son bien-être. Tout simplement parce que quand on demande si ça va, on n’attend jamais une réponse sincère. L’expérience et tous les livres de savoir vivre vous le diront, à la question de comment ça va, on ne peut répondre que positivement.

Des personnes à qui on pose la question <q>ça va ?</q> répondent <q>oui</q>, <q>oui</q> et <q>oui, très bien merci</q>

Et ça nous amène à la deuxième théorie. Pourquoi est-ce qu’on demande si ça va alors qu’on sait très bien que notre interlocuteur va répondre oui quel que soit l’étendu de son mal-être ? Eh bien vous l’avez peut-être deviné, parce que c’est assez triste, mais quand on se pose la question frontalement comme ça, ça saute aux yeux. Le fait de demander si ça va à chaque personne que l’on croise, et de systématiquement répondre oui à chaque fois que quelqu’un nous demande si ça va, ça sert à entretenir collectivement l’illusion d’une société où tout va bien.

Et je dois dire que ça marche plutôt pas mal ! Parce que forcément, à force d’entendre toute la journée que ça va, oui, oui, oui, très bien merci. tu finis par te dire que globalement tout va bien. Et que si parfois toi ou ton amie ne va pas bien, c’est un peu comme une exception, et ça ne regarde que vous.

C’est marrant, moi, la première fois que j’ai pris conscience de ça, de ce que j’appelle le mensonge collectif de comment ça va, c’est en écoutant un couplet d’Ademo dans le premier album de PNL.

Portrait d’Ademo (PNL)

À un moment dans ce morceau Ademo il dit :

Le temps passe, je vois le soleil se lever, se coucher, je mens quand je dis ça va.

Et alors ça peut paraître banal cette citation si on n’écoute pas trop de rap français. Mais il faut savoir que dans le rap français il y a des codes (ce sont des codes qui évoluent bien sûr (surtout beaucoup en ce moment), mais ce morceau il est sorti en 2015, à une époque où ces codes étaient encore très ancrés) et notamment il y a une valeur qui est très importante dans le rap, c’est la sincérité, la vérité, on parle aussi de réel dans ce contexte. Un rappeur, ou une rappeuse, est toujours sincère, ne s’invente pas une vie, parle toujours vrai, ne ment jamais. Et il faut toujours avoir ça en tête quand dans un morceau de rap vous entendez quelqu’un dire qu’il ment. Prenons un autre exemple, même année (2015), quand le rappeur Booba dit Je suis au commissariat quand je mens, qu’est-ce qu’il nous dit ? Il ne dit pas simplement qu’il ment à la police. Ce qu’il dit c’est : Même moi, qui ne mens jamais, je mens à la police ça permet d’insister sur le fait que c’est important de mentir à la police. Et pour en revenir à PNL, qu’est-ce que nous dit Ademo quand il nous dit Je mens quand je dis ça va, il nous dit : Même moi, qui parle toujours vrai, même moi qui suis connu pour toujours dire les choses de manières crues, telles qu’elles sont, sans filtre, même moi qui suis connu pour ne jamais chercher à embellir la réalité, même moi, je mens quand je dis ça va. Et si même moi, Ademo, je mens quand je dis ça va, alors qui peut prétendre ne pas mentir, quand il dit ça va ?


L’histoire du mensonge collectif de comment ça va elle est assez ancienne. Avant que ça prenne la forme que ça a aujourd’hui, il y avait une autre pratique qui avait à peu près le même rôle, c’était de soulever son chapeau pour saluer quelqu’un. En fait il faut savoir qu’à l’époque il y a un préjugé, une représentation très répandue sur les fous, comme quoi les fous se couvrent la tête. Un fou porte toujours un chapeau, et s’il n’a pas de chapeau sous la main il trouvera toujours quelque chose à se mettre sur la tête, que ce soit une marmite, un panier, une passoire, un entonnoir, ou quoi que ce soit. Et donc retirer son chapeau quand on rencontrait quelqu’un, en fait ça voulait dire : Regarde, j’ai enlevé mon chapeau, tu vois, je ne suis pas fou, et toi ? et l’autre personne retirait son chapeau à son tour comme pour dire Regarde, moi aussi j’ai soulevé mon chapeau, je ne suis pas fou non plus, merci. Et vous l’avez compris, ça permettait d’entretenir collectivement l’illusion d’une société où personne n’était fou.

Deux personnes se saluent en soulevant leur chapeau

Alors cette représentation des fous qui portent un chapeau ou qui se couvrent la tête ça n’a pas totalement disparu, on en trouve encore des traces dans la culture populaire. Vous pensez peut-être au Chapelier Fou. Mais le Chapelier Fou c’est un cas compliqué parce que, en fait, le Chapelier Fou il n’est pas fou. Je veux dire que dans le texte original c’est jamais écrit qu’il est fou. Et dans le texte original d’ailleurs il ne s’appelle pas le Chapelier Fou, il s’appelle juste le Chapelier. Ce sont les lecteurs et les lectrices qui l’ont diagnostiqué fou par la suite, en se basant sur divers éléments plus ou moins pertinents. Et après l’adaptation de Disney, ça n’a pas arrangé les choses parce que dans le dessin animé il est vraiment montré avec tous les clichés de la folie. Et notamment il y a un moment dans le dessin animé où il soulève son chapeau pour saluer Alice, et là on découvre que sous son chapeau, il y a un autre chapeau plus petit. Donc voilà ça reprend cette idée des fous qui ne peuvent pas se découvrir la tête.

Personne qui soulève son chapeau, mais il y a un autre chapeau sous le premier chapeau

Et alors la manifestation la plus célèbre de cette représentation des fous qui portent quelque chose sur la tête, c’est bien sûr le très fameux entonnoir. L’entonnoir sur la tête qui est le symbole de la folie par excellence, notamment dans la bande dessinée franco-belge. Le premier exemple qu’on ait d’un personnage représenté avec un entonnoir sur la tête c’est dans un tableau de Jérôme Bosch qui s’appelle La cure de la folie. Le personnage principal du tableau est assis, c’est un fou. Et derrière lui il y a un chirurgien qui est en train de pratiquer une opération qui s’appelle la lithotomie. C’est une opération qui consiste à retirer une petite pierre de la tête du patient. En fait, à l’époque les fous avaient une pierre dans la tête, et il suffisait d’enlever cette pierre pour les guérir. Et donc comme je disais ce tableau c’est le plus ancien exemple qu’on connaisse de la représentation d’un entonnoir sur la tête. Sauf que (fait étonnant), Jérôme Bosch il n’a pas mis l’entonnoir sur la tête du fou, il l’a mis sur la tête du médecin (je ne sais pas trop ce qu’il a voulu dire par là…)

Reproduction de *La cure de la folie* de Jérôme Bosch

En tout cas aujourd’hui la lithotomie ce n’est plus du tout pratiqué. Principalement parce qu’aujourd’hui en fait il n’y a plus de fous. Si ce personnage avait vécu à notre époque, peut-être que les médecins lui auraient diagnostiqué d’autres maladies, d’autres troubles mentaux. Ou peut-être qu’aujourd’hui il aurait été considéré comme sain d’esprit. On n’en sait rien mais ce dont on est sûr c’est qu’aujourd’hui aucun médecin ne l’aurait diagnostiqué fou. Puisque comme je disais, aujourd’hui, la folie ça n’existe plus. Ça c’est important, je pense que je vais un peu développer là-dessus et peut être conclure avec ça.

En fait une maladie, un trouble, un mal-être, un handicap, ça dépend toujours de la société dans laquelle on est. Avec certaines maladies c’est évident. Par exemple, l’homosexualité, il y a quelques années c’était une maladie. Quand, en 1990, l’OMS décide de retirer l’homosexualité de sa classification des maladies mentales, est-ce que c’est parce que tous les homosexuels ont guéri ? Non, c’est en quelque sorte la société qui a guéri.

Autre exemple, rien à voir : pourquoi aujourd’hui, le burn-out est considéré comme une maladie ? Parce qu’on est dans un monde où le travail est obligatoire. Donc quelqu’un qui n’est pas en capacité de travailler sera considéré comme malade. Et ça ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’OMS. Dans sa définition de la santé mentale, l’OMS définit la santé mentale comme Un état de bien-être qui permet à chacun de travailler de manière productive. Si on était dans un monde où le plus important ce n’était pas le travail mais (par exemple) le fait de prendre soin les uns des autres, peut-être que les personnes victimes de burn-out ne seraient pas considérées comme malades mais qu’à la place ce seraient les pervers narcissiques qui seraient considérés comme malades…

Je m’égare un peu mais ce que je veux dire c’est que quand quelqu’un va mal, ce n’est jamais de sa faute, c’est toujours le monde qui va mal, et c’est pour ça que quand on te demande si ça va, faut pas trop te sentir visé.