conferences-de-poche

On a souvent tendance à penser que la mémoire concerne exclusivement le passé. En fait la mémoire, notre mémoire, elle est autant tournée vers le passé que vers le futur. Vous le savez si parfois vous utilisez une phrase comme Il faut que je me souvienne de quelque chose. Cette phrase peut autant faire référence à quelque chose de passé, par exemple Il faut que je me souvienne de où est-ce que j’ai mis mes clés hier., qu’à quelque chose de futur, par exemple : Il faut que je me souvienne de téléphoner à Louis demain.

Un personnage marche sur une flèche dans le sens de la flèche, devant lui, une bulle-pensée avec un téléphone, derrière lui, une bulle-pensée avec des clés

La première technique dont on va parler elle concerne cette deuxième catégorie de la mémoire. La mémoire tournée vers le futur.

Si vous vous trouvez dans cette situation ou il faut que vous vous souveniez de téléphoner à Louis demain, vous allez peut-être faire ce que beaucoup de gens font dans ce genre de situation, utiliser la technique de la croix sur la main. C’est une technique assez simple, on se dessine une croix sur la main et le lendemain, en voyant cette croix on se souvient qu’il fallait qu’on téléphone à Louis. Personnellement c’est une technique que je n’utilise pas du tout. Parce que je ne la trouve pas du tout assez fiable. En dehors du fait que la croix peut très bien s’effacer pendant la nuit, ça peut aussi arriver que le lendemain, en voyant la croix, on se souvienne qu’il fallait qu’on pense à quelque chose, mais qu’on arrive pas à se rappeler quoi, ou qu’on se souvienne qu’il fallait qu’on téléphone à quelqu’un, mais qu’on n’arrive pas à se rappeler à qui, ou même qu’on se souvienne qu’il fallait qu’on téléphone à Louis, mais qu’on n’arrive pas à se rappeler ce qu’on voulait lui dire. Moi, la technique que j’utilise dans ces cas-là, elle n’a rien à voir, ça s’appelle la technique du pont vers le futur.

Le pont vers le futur c’est une technique de gestion mentale. Quand je dois me souvenir de quelque chose dans le futur, tout simplement je vais me projeter mentalement, au moment où j’aurais besoin de cette chose, en train de m’en servir. En l’occurrence je m’imaginerais demain, on est demain, je prends mon petit déjeuner, j’ai fini, je débarrasse la table, j’attrape mon téléphone, j’appelle Louis et je lui dis ce que j’avais à lui dire. Et comme ça, quand ce moment se présentera dans la vraie vie, je m’en rappellerais automatiquement.

C’est une technique qui marche très bien, beaucoup de gens l’utilisent sans forcement le savoir. Par exemple vous vous êtes peut-être déjà demandé pourquoi certaines personnes connaissent plein de blague alors que vous vous n’en connaissez qu’une ou deux. Tout simplement, quand on leur raconte une blague, en plus de trouver ça drôle, ils vont se projeter mentalement au moment où ils la raconteront à leur tour.


Il y a quelque temps alors que je jouais une des conférences de poche (je ne sais plus exactement laquelle), j’ai eu un trou de mémoire. Un trou de mémoire quand on est un comédien sur un plateau de théâtre c’est vraiment l’expérience la plus angoissante qu’on puisse imaginer. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que ça n’a rien à voir avec le fait de bien ou mal connaître son texte. C’est un blocage mental qu’on a à ce moment qui va nous empêcher d’accéder à la suite du texte, même si on le connaît sur le bout des doigts. Et c’est pour ça que quand on a un trou de mémoire ça ne sert à rien de chercher activement à retrouver la suite du texte. C’est un peu comme quand on est en voiture et qu’on arrive pas à fermer la ceinture de sécurité. Instinctivement on a l’impression qu’il faut tirer fort, ou donner des petits coups secs, alors qu’en vérité ce qu’il faut faire c’est tout l’inverse, ne surtout pas essayer de retrouver la suite du texte et attendre que ça revienne tout seul.

Moi qui attends que le texte me revienne devant mon tableau

C’est ce que je fais dans ces cas-là, ça s’appelle la technique de la réminiscence. Et donc en gros, je ne fais rien. Ou plus précisément je fais semblant de réfléchir à ce que je vais dire ensuite, mais intérieurement j’essaye d’y penser le moins possible. Et en général au bout de deux, trois ou quatre secondes, le texte me revient en mémoire.

La réminiscence ça marche très bien, moi cette technique ne m’a jamais fait défaut. Par contre il y a un problème, c’est que ça fait très peur. Les 3 secondes pendant lesquelles on attend que le texte nous revienne, elles paraissent toujours très longues. Et surtout, pendant qu’elles s’écoulent, on ne peut pas s’empêcher de s’imaginer que ça va vraiment durer très longtemps. Et qu’est-ce qui se passerait par exemple si ça mettait cinq minutes à me revenir ? Est-ce que les gens ne trouveraient pas ça bizarre de me voir comme ça pendant 5 minutes, faire semblant de réfléchir à ce que je vais dire ensuite ? Ou pire, si ça mettait une heure, est-ce qu’au bout d’une heure des personnes ne vont pas vouloir intervenir ou quitter la salle ? Ou même si ça durait toute ma vie ? Si j’étais condamné à rester là jusqu’à la fin de mes jours à attendre que le texte me retombe magiquement dessus.

Je pense que c’est à cause de ça, parce que cette technique fait très peur, qu’elle n’est pas du tout utilisée traditionnellement par les comédiens sur les plateaux de théâtre. Traditionnellement la technique qu’on utilise elle n’a rien à voir.


Traditionnellement la technique qui est utilisée par les comédiens sur les plateaux de théâtre ça s’appelle la soufflée. La soufflée c’est lié à un métier, le métier de souffleur.

Schéma montrant la position du souffleur

Sur ce schéma on peut voir le comédien debout sur scène qui dit son texte, et on peut remarquer que dans le plateau il y a un trou, c’est le trou du souffleur, le souffleur lui il est assis, et il a le texte sous les yeux. On pense souvent que le rôle du souffleur c’est de souffler le texte au comédien au cas où le comédien oublierait son texte. Mais en fait c’est pas ça la fonction principale du souffleur. La fonction principale du souffleur c’est de soulager le comédien de la peur d’oublier son texte.

Aujourd’hui ça a un peu disparu les souffleurs, on n’en trouve plus trop dans le théâtre contemporain. À une époque les souffleurs étaient des personnages beaucoup plus présents et importants. Certains souffleurs étaient même connus et reconnus pour leur travail. On a des histoires de gens qui vont au théâtre juste parce qu’ils savent que tel souffleur joue dans la pièce. Les souffleurs les plus connus, les stars de leur domaine, ils étaient connus pour ne même pas avoir le texte sous les yeux. C’est-à-dire qu’ils connaissaient par cœur les répliques de chaque personnage de telle sorte qu’ils pouvaient à tout moment les souffler de tête à chaque comédien. (Bien sûr, on n’était pas fous, quand on travaillait comme ça avec un souffleur qui n’avait pas le texte sous les yeux, on mettait toujours un second souffleur à ses pieds, pour soulager le souffleur principal de la peur d’oublier son texte).

Schéma montrant la position du souffleur du souffleur

Alors que s’est-il passé ? Pourquoi ce métier a disparu aujourd’hui ? C’est parce que les souffleurs (je parle ici des souffleurs les plus connus, qui n’avaient pas le texte sous les yeux), ils utilisaient une technique de mémorisation particulière pour retenir des grandes quantités de texte. Technique de mémorisation autour de laquelle un petit scandale a éclaté à l’époque, la technique est subitement devenue très mal vue et les souffleurs sont eux aussi devenus très mal vus.


La technique qu’ils utilisaient ça s’appelle la technique du palais de la mémoire. Pour moi c’est une de plus belle technique de mémorisation qui existe. C’est assez simple, ça consiste à se construire un palais mental (Un palais ou n’importe quel autre espace mental, pas forcément un palais. Mais c’est vrai que comme c’est un endroit dans lequel on va passer pas mal de temps et comme on peut faire ce qu’on veut, en général on s’arrange pour que ce soit au moins un peu classe). Une fois qu’on a son palais, on y passe du temps, on s’y balade, on apprend à le connaître, et le jour ou on est à l’aise dedans, si on a quelque chose de compliqué à retenir (comme par exemple le texte d’une longue pièce de théâtre) on aura qu’à choisir un trajet à l’intérieur du palais, et le long de ce trajet on placera des images (des tableaux, des objets, etc.) qui chacune nous rappellera un élément de ce qu’on doit apprendre. Et le jour où il faudra restituer l’information, on aura qu’à refaire mentalement ce trajet, et chaque image qu’on croisera sur notre route, nous rappellera un mot ou une phrase du texte qu’il fallait apprendre.

Palais de la mémoire

Et alors je vous parlais d’un scandale qui avait éclaté autour de cette technique. C’est qu’à un moment, on s’est aperçu que le palais de la mémoire, ça marchait beaucoup mieux si les images qu’on plaçait à l’intérieur c’était des images un peu choc (des images de sexe ou de violence). Et dans une Angleterre à l’époque très puritaine, cette idée de technique de mémorisation basée sur des images blasphématoires ce n’est pas du tout passé. Ainsi, une technique qui avait déjà à l’époque près de 2000 ans (C’était déjà utilisé en Grèce antique), du jour au lendemain, plus personne ne l’a utilisée. Et encore aujourd’hui (alors qu’on a beaucoup moins de tabou autour de tout ce qui est sexe et violence) c’est une technique qui reste très peu utilisée.

Moi je ne connais qu’une personne qui a un palais de la mémoire mais c’est un peu différent, elle n’appelle pas ça un palais de la mémoire, elle appelle juste ça un palais mental. Parce qu’elle ne s’en sert pas pour retenir des choses. La seule chose qu’elle cherche à retenir, c’est le palais en lui-même. C’est un endroit vraiment magnifique, j’ai eu la chance de pouvoir le visiter. Dans ce qu’elle appelle une visite descriptive, par opposition aux visites mentales (qu’elle seule peut faire, par définition). Donc elle me décrit tout ce qu’il y a dans une pièce et il s’avère qu’il y a une porte alors je dis et derrière cette porte ? et elle me décrit le couloir, et ainsi de suite. Et c’est vraiment très beau. Et très grand ! Je ne sais plus exactement, mais je crois qu’elle m’a dit que ça faisait 200 000 m². Je ne sais pas si vous vous rendez compte. Deux fois le château de Versailles, à l’intérieur de sa tête !


Quelque chose qui permet d’expliquer ce genre d’exploit de mémorisation, c’est que la partie de notre cerveau qui gère la mémoire à long terme, c’est la même qui s’occupe de tout ce qui est orientation et déplacement dans l’espace. Du coup c’est toujours plus simple de retenir quelque chose quand on s’y déplace. Cette zone du cerveau elle s’appelle l’hippocampe. Vous pouvez voir où c’est sur ce schéma.

L’emplacement dans le cerveau de l’hippocampe, de l’epithalamus, du thalamus, de l’hippothalamus et de l’amygdale

Les 4 autres zones du cerveau représentées sur le schéma ça n’a rien à voir avec ce dont on parle, c’est pas la peine de s’en souvenir. Mais je voulais quand même les mettre sur le schéma pour parler d’une autre technique de mémorisation qui s’appelle la technique des 20 %. En gros, quand on apprend une grande quantité d’information, en moyenne on n’en retient que 20 %. Par exemple moi quand j’ai fait mes recherches pour cette conférence, j’ai appris par cœur 25 zones du cerveau. Aujourd’hui j’ai tout oublié sauf ces 5 là, mais c’est pas grave parce que moi je veux que vous n’en reteniez qu’une, L’hippocampe, et 1 c’est 20% de 5 donc c’est parfait.

L’hippocampe on l’appelle comme ça parce qu’il a une forme d’hippocampe (pas sur le schéma, ni dans votre tête d’ailleurs, mais dans tous les textes où il est décrit, c’est écrit qu’il a une forme d’hippocampe). Et très important, l’hippocampe il est plastique. Ça veut dire qu’il peut grossir ou rétrécir selon si on s’en sert beaucoup ou pas. Il y a une très belle étude qui a été faite sur des chauffeurs de taxi et des chauffeurs de bus à Londres. Où on s’est aperçu que les chauffeurs de taxi ils avaient un hippocampe beaucoup plus développé, parce qu’ils devaient retenir le nom de toutes les rues de la ville, alors que les chauffeurs de bus ne devaient retenir que le nom des rues de leur itinéraire.

Et le fait que l’hippocampe soit plastique, qu’il puisse grossir si on s’en sert beaucoup, ça explique que d’autres humains que nous, soient capables d’exploits de mémorisation dont nous serions totalement incapables.


Récemment je me suis intéressé aux championnats du monde de la mémoire. C’est très beau, il y a plein d’épreuves. L’épreuve la plus célèbre consiste à donner aux participants une grande liste de chiffres et à leur demander d’en retenir le plus grand nombre dans l’ordre en une demi-heure. Le record actuel il est détenu par un Américain et il est de 3845 chiffres, retenus dans l’ordre en une demi-heure. Je ne sais pas si vous réalisez à quel point c’est énorme. Moi rien que pour retenir ces 4 chiffres 3845 dans l’ordre ça m’a demandé un effort, et quasiment une demi-heure. Alors que ce n’est qu’une suite de 4 chiffres. Et les suites de 4 chiffres c’est pas compliqué à retenir, on est habitué à en retenir, c’est très présent dans notre quotidien, on en connait plein. Par exemple moi je me souviens encore du code de mon premier cadenas à vélo (1477), du code d’immeuble de l’époque où j’habitais à Paris (6532), le code PIN de mon téléphone (1234), le code de ma carte bleue (8687), la première guerre mondiale (1418), la date de naissance de ma sœur (1998), l’an 2000 une année très connue, tout le monde connaît (2000) et d’autres suites de quatre chiffres qui peuvent être liés soit à une certaine culture geek (1337), soit à une certaine culture politique (1312)…

En tout, des suites de quatre chiffres il y en a 10 000 (car ça va de 0000 à 9999). En vérité j’en connais beaucoup plus que ça, mais supposons que je ne connaisse que les dix que je viens de citer, qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que si un jour j’ai une nouvelle suite de 4 chiffres à apprendre, j’ai déjà une chance sur 1 000 qu’elle soit dans cette liste, une chance sur 1 000 de déjà la connaître. Et c’est pas si mal une chance sur 1 000 !

Ça c’est ce que j’appelle la technique du recyclage mnésique : Quand vous avez quelque chose de nouveau à apprendre, vérifiez toujours que vous ne le connaissez pas déjà pour une autre raison.


Voilà je vous encourage vraiment à vous approprier ces techniques de mémorisation et à les utiliser dans les domaines où vous en avez le plus besoin. Moi par exemple j’ai un gros problème avec la mémoire des prénoms. Quand quelqu’un me dit qu’il s’appelle Thomas, en général 5 minutes après j’ai déjà oublié. C’est très handicapant socialement, ça crée plein de situations gênantes. Donc je sais que je pourrais utiliser par exemple le recyclage mnésique : quand il me dira qu’il s’appelle Thomas je penserais Facile ! Thomas c’est le prénom du cousin de ma mère, comme je n’ai aucun problème pour retenir le prénom du cousin de ma mère, je n’aurai aucun problème pour retenir le prénom de ce nouveau Thomas. Si ça ne marche pas je sais que je pourrais utiliser la technique des 20 % : Ah tu t’appelles Thomas ? Mais comment s’appelle ton père ? Comment s’appelle ta mère ? Comment s’appelle ton chien ? Comment s’appelle la personne avec qui tu discutais tout à l’heure ? Comme ça j’aurais appris 5 prénoms, au bout du compte je n’en retiendrai qu’un seul, avec un peu de chance celui de Thomas, celui qui m’intéresse. Ou la technique du palais de la mémoire : je me construirais une sorte d’hôtel mental et je rangerais chaque personne que je rencontre dans une chambre avec leur nom sur la porte, quand j’aurais besoin de retrouver le prénom de Thomas je n’aurais qu’à frapper à toutes les portes pour savoir dans quelle chambre il est rangé. Ou la technique de la soufflée : je n’essayerais pas particulièrement de me souvenir du prénom de Thomas et quand j’aurais besoin je demanderais discrètement à quelqu’un qui le connaît (discrètement parce que c’est quand même encore assez mal vu…). La technique de la réminiscence : je n’essaierai pas non plus de retenir activement le prénom de Thomas et peut-être que dans 10 ou 20 ans, au moment où je m’y attendrais le moins, son prénom me resurgira en mémoire, parce que je serais en train de manger une madeleine ou autre. Ou enfin la technique du pont vers le futur : quand il me dira qu’il s’appelle Thomas je m’imaginerais 5 minutes plus tard en train de l’appeler par son prénom, 1 heure plus tard en train de l’appeler par son prénom, le lendemain en train de l’appeler par son prénom, etc. Et quand ces moments se présenteront dans la vraie vie, son prénom me reviendra facilement en tête.

Juste avant de finir, il y a un dernier truc dont il fallait que je parle. Pour moi c’est un peu le concept le plus important du domaine de la mnémotechnique. En fait quand j’étais enfant, ma tante m’a offert une technique pour faire la différence entre le chameau et le dromadaire, pour savoir lequel a deux bosses et lequel n’en a qu’une (Accrochez-vous parce que c’est un peu tordu) :

Dromadaire ça commence par un D, comme le chiffre Deux, donc on pourrait penser que le dromadaire a deux bosses, mais non, c’est le chameau qui a deux bosses, le dromadaire n’en a qu’une.

Au départ quand elle m’a dit ça je n’y ai pas du tout cru, je ne trouvais pas ça élégant comme technique et je pensais que ça allait plus m’embrouiller qu’autre chose. Mais il s’avère qu’aujourd’hui, 20 ans plus tard, c’est encore comme ça que je fais la différence entre un chameau et un dromadaire. Alors qu’est-ce qu’on peut retenir de cette histoire ? En fait je pense que les mauvaises techniques de mémorisation, ça n’existe pas. Les choses sont compliquées à retenir, c’est pour ça qu’on utilise des techniques pour les retenir. Parce qu’une technique est toujours plus simple à retenir que la chose en elle-même. Si vous avez quelque chose de compliqué à retenir, la meilleure technique, c’est juste d’avoir une technique.