Pendant longtemps dans ma chambre j’avais une petite figurine que j’aimais bien. C’était un petit personnage qui dansait, avec une tête d’éléphant. Je pense que ça devait être une fève de galette des rois.
Et c’était très étrange parce que dès que je le regardais, il arrêtait de danser.
(C’est pas évident à expliquer.) Je savais qu’il dansait quand je ne regardais pas ou que je n’étais pas dans la chambre, mais j’avais jamais pu le voir, parce que dès qu’il était dans mon champ de vision il s’immobilisait. Et j’ai beaucoup essayé, par tous les moyens, de l’observer en train de danser. Pas pour me prouver quoi que ce soit, parce que encore une fois, j’avais pas besoin de preuve je savais qu’il dansait quand j’avais le dos tourné. J’avais pas besoin de preuve, mais c’est juste que voilà, il était tellement rigolo quand il dansait que je voulais juste le voir quoi, au moins une fois.
J’ai tout essayé, je me suis caché, j’ai essayé de loin avec des jumelles, par le trou de la serrure. Je me souviens avoir essayé de l’observer à travers un miroir.
Et j’ai mis du temps à comprendre qu’aucun de ces stratagèmes ne pouvait marcher, que ça ne servait à rien de se cacher. Que s’il s’immobilisait quand je l’observais, c’était pas parce qu’il savait que je le voyais, c’était le fait même de le voir qui l’immobilisait. Et aucune ruse, aucune technique, aucune technologie ne pourrait jamais me permettre de regarder quelque chose sans le voir. Comme dit Heisenberg :
On ne peut observer le monde sans intervenir dessus,
La séparation entre l’objet et l’observateur est arbitraire.
C’est un peu comme la lumière du frigo. Tout le monde sait que la lumière du frigo est éteinte quand sa porte est fermée. Pourtant, personne ne peut prétendre avoir déjà observé ce phénomène. Tout simplement parce que, de par sa nature, on ne peut observer l’intérieur du frigo que quand la porte est ouverte.
Et donc comme je disais, tout ça je l’ai compris assez tard. Je l’ai pas compris grâce à Heisenberg, parce que j’ai entendu parler beaucoup plus tard de ses travaux, des débats entre lui et Bohr d’un côté, Einstein et Schrödinger de l’autre, et de tout ce qui concerne l’interprétation de Copenhague. Non moi tout ça, je l’ai compris quand j’ai vu Toy Story 1.
Parce que Toy Story ça parle de ça en fait, c’est l’histoire de jouets qui s’animent et vivent leur vie quand l’enfant n’est pas dans la chambre. Et dès que l’enfant revient, plus personne ne bouge. Et donc dans Toy Story 1, l’enfant reçoit un nouveau jouet pour son anniversaire, un jouet qui s’appelle Buzz L’Éclair. Et sa particularité (c’est très important) c’est que, contrairement aux autres jouets, lui il ne sait pas qu’il est un jouet. Il pense qu’il est vraiment un ranger de l’espace.
Et pourtant, alors qu’il ne sait pas qu’il est un jouet, dès que l’enfant rentre dans la chambre, Il se fige, comme les autres jouets ! Alors ça c’est un peu le grand mystère de Toy Story. Souvent résumé par la question : Why does buzz freeze ?
(En français : Pourquoi buzz se fige
). C’est la question qui est au cœur de la plupart des théories sur l’univers de Toy Story. Et même si je n’ai pas la réponse à cette question (pas plus que n’importe qui), je trouve que la question en elle-même permet d’y voir plus clair : Jusque-là, on pouvait penser que les jouets se figeaient, pour que l’enfant ne sache pas qu’ils étaient vivants. On pouvait penser que c’était un acte intentionnel, conscient. Mais le fait que Buzz se fige aussi alors qu’il ne sait pas qu’il est un jouet, ça nous prouve le contraire. Et ça rejoint cette idée que j’évoquais à l’instant : les objets sont inanimés quand on les regarde, pas parce qu’ils ne veulent pas qu’on les voit s’animer, mais simplement parce qu’on les voit.
Bon voilà, je suis désolé c’est un peu subtil tout ça. Mais ce qui est important à retenir c’est que souvent, c’est en l’absence des humains que les objets prennent vie. Et d’ailleurs c’est paradoxal parce que c’est aussi grâce aux humains que les objets prennent vie ! Et ça, j’avais pas prévu d’en parler mais c’est un peu le thème de Toy Stroy 2.
Dans Toy Story 2 il y a toute une séquence qui se passe dans un magasin de jouets. Et on y découvre que les jouets neufs ne sont pas vivants. Dans ce magasin, les seuls jouets qui sont vivants c’est des modèles d’exposition, des jouets qui ont donc déjà été sortis de leur boite, manipulés, qu’on a mis en scène… Et donc, sans que ce soit dit explicitement, avec cette séquence on comprend que c’est les humains qui donnent vie au jouet. Un jouet devient vivant à partir du moment où un humain joue avec lui.
Et alors Toy Story 2 c’est non-seulement le film où on comprend comment les jouets deviennent vivants, mais c’est aussi le film où on entrevoit pour la première fois comment ils peuvent cesser d’être vivants. Et encore une fois c’est pas dit directement. Mais l’intrigue principale de cet opus c’est que Woody (un autre jouet, le personnage principal de la saga avec Buzz) il se voit offrir l’opportunité de devenir un jouet de collection dans un musée.
Et tout l’enjeu pour Woody, ça va être de lutter contre la tentation de devenir une pièce de musée. Parce que évidemment quand un jouet devient un objet de collection, il cesse d’être un jouet.
C’est un peu, aussi, la thèse de Les statues meurent aussi. Les statues meurent aussi c’est un film des années 50 qui parle des statues de l’art traditionnel africain qui ont été pillées pour être exposées dans les musées européens. Et donc le film explique que quand l’Europe a colonisé l’Afrique on a non seulement tué beaucoup de gens, mais on a aussi tué des statues. Et les statues on les a tuées, pas en les détruisant, mais en les mettant dans des musées. La première phrase du film c’est :
Quand les hommes sont morts ils entrent dans l’histoire,
Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art.
Et d’ailleurs dans les statues meurent aussi, ils parlent du lien qu’il y a entre la mort des statues et la notion de communication. À un moment la voix off elle dit : Colonisateurs du monde, nous voulons que tout nous parle, et ces statues-là sont muettes.
Et ça c’est très intéressant, parce que, en effet, le fait de pouvoir ou non communiquer avec quelque chose, c’est un très bon indicateur pour savoir si cette chose a une conscience.
On l’a vu, tous les objets ne sont pas vivants. Tous les objets ne sont pas conscients. Mais les objets qui le sont, c’est souvent que d’une certaine manière, on communique avec eux. Souvent c’est des formes de communications non verbales, Comme par exemple quand on dit d’une vieille théière qu’elle raconte une histoire
(C’est pas une histoire qu’elle raconte avec des mots). Mais, ça arrive aussi qu’on parle carrément aux objets à voix haute.
Alors moi ce que j’ai le plus souvent observé c’est des gens qui parlent à leur voiture. Et d’ailleurs j’ai remarqué que à chaque fois, quand une personne parle à sa voiture, c’est parce que la voiture ne fonctionne pas correctement. La phrase typique c’est de dire à la voiture : allez s’il te plaît démarre
.
Et en fait, je ne trouve pas ça très gentil. Parce que tous les jours où ta voiture te conduit là où tu veux, tu l’ignores totalement, même pas un petit merci. Et comme par hasard c’est le jour où elle n’arrive pas à démarrer que tu daignes lui adresser la parole. Mais en fait, je ne veux pas donner de leçon, mais peut-être que ta relation avec ta voiture elle irait mieux si vous vous parliez aussi quand ça va bien.
Une voiture, on a l’impression que les moments où elle est vivante, libre, c’est quand elle ne fonctionne pas. Et c’est vrai pour plein d’autres objets, on leur attribue du libre arbitre, seulement quand ils décident de désobéir et d’en faire qu’à leur tête. De ne pas faire ce qu’ils sont censés faire. Et c’est étrange parce que en vrai je pense que les voitures par exemple, ce qu’elles préfèrent faire, c’est rouler. Pas être en panne ! Et c’est un détail mais ça, ça me fait trop penser à un dialogue dans Toy Story 3.
En fait dans Toy Story, il y a un truc très étrange :
Les jouets ils sont libres de faire ce qu’ils veulent quand les humains sont pas là. Alors on pourrait penser que ce qu’ils préfèrent c’est quand les humains ne sont pas là. Et pourtant, au contraire, les jouets n’ont toujours qu’une chose en tête : ils veulent qu’on joue avec eux. Leur plus grande peur c’est d’être abandonnés ou perdus par leur enfant. Et à chaque opus de la saga, ils remuent ciel et terre pour qu’on puisse continuer de jouer avec eux.
C’est étrange non ? Pourquoi les jouets aiment tellement qu’on joue avec eux ? Eh ben la réponse à cette question elle m’est apparue dans Toy Story 3. À travers un tout petit détail dans un dialogue. Donc, dans cet épisode, l’enfant à qui appartient Woody a grandi, il va rentrer à la fac. Et à un moment Woody discute avec un jouet qu’il vient de rencontrer. Et ce jouet demande à Woody : Depuis combien de temps tu n’as pas joué avec un enfant ?
Il ne demande pas Depuis combien de temps un enfant n’a pas joué avec toi ?
mais depuis combien de temps tu n’as pas joué avec un enfant ?
. Moi quand j’ai entendu ça, ça m’est apparu clairement. Les jouets n’aiment pas tellement qu’on joue avec eux, ce qu’ils aiment c’est jouer avec nous ! Alors en soi c’est la même chose, mais ce qui est important c’est que de son point de vue, le jouet il joue. Et les jouets ils aiment jouer, c’est des jouets ! C’est comme (je sais pas moi), c’est comme les valises, elles aiment voyager.
Je ne sais pas si vous êtes au courant du nombre de valises qui partent en voyage sans leur propriétaire, mais les chiffres sont incroyables. On parle de dizaines de valises arrêtées chaque jour en France, rien que dans les trains et dans les gares. Et on estime qu’il y en a au moins le triple qui parviennent à voyager jusqu’à leur destination sans se faire arrêter par la police. Alors au début on croyait que c’était les gens qui oubliaient leur valise, mais là je sais pas si vous avez vu, récemment la SNCF a dévoilé une étude comme quoi plus de 80% de ces bagages n’ont pas de propriétaire !
Bon et des exemples d’objets (comme ça) qui de manière autonome s’animent pour faire ce pour quoi ils ont été conçus, il y en a plein. Par exemple, vous avez peut-être déjà eu la chance de voir un livre oublié sur un banc qui se lisait tout seul.
Ou d’entendre une porte laissée ouverte qui se fermait toute seule.
Et alors vous allez me dire (enfin, vous allez peut-être pas directement me dire, parce que là je ne suis pas à côté de vous, mais en tout cas vous allez peut-être penser, ou vous retenir de me dire) que la porte qui se ferme toute seule et le livre qui se lit tout seul, c’est pas vraiment des objets vivants. Que c’est grâce au vent ou à un courant d’air, qu’ils s’animent. Et alors je vous répondrais que vous avez bien fait de vous retenir de le dire, parce que c’est un argument qui tient pas trop la route :
En effet, sans air ces objets ne s’animeraient pas. Mais nous les humains sans air, on ne s’animerait pas beaucoup non plus. Et est-ce que vous diriez d’un humain qu’il n’est pas vraiment vivant parce que s’il était privé d’air il ne bougerait pas ? Non. Parce que les humains on est comme les livres et les portes, C’est l’air qu’on respire qui nous permet de nous animer.
Là j’aimerais faire une petite parenthèse parce que c’est intéressant cette histoire d’air :
Depuis tout à l’heure on parle d’objets qui s’animent. Et en fait il s’avère que le verbe s’animer il vient du latin anima et justement anima ça veut dire l’air, le souffle ! Et d’ailleurs anima en français ça a aussi donné le mot âme. C’est pour ça que pour parler des objets qui s’animent, Vous entendrez aussi parfois parler d’objets qui ont une âme (c’est la même chose).
L’idée d’attribuer une âme aux objets ça ne date pas d’hier. C’est une idée à peu près aussi ancienne que l’idée même d’objets. Le plus vieil objet connu qui a une âme c’est le galet de Makapansgat, c’est un manuport et il a 3 millions d’années (c’est énorme). Et dans l’histoire récente, l’idée des objets qui ont une âme, ça a beaucoup été popularisé par Lamartine. Parce qu’il a une punchline qui est relativement célèbre dans un de ces poèmes :
Objets inanimés avez-vous donc une âme,
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
C’est dans un texte où il parle de l’endroit où il a grandi. Et il décrit l’affection qu’il éprouve pour chaque banc, chaque arbre, chaque mur. Et que c’est étrange parce que c’est juste des objets, mais il les aime comme si c’était des personnes. Et il décrit aussi tous ces objets un par un (il est super long ce poème).
Et d’ailleurs il y a une anecdote qui est drôle, c’est qu’à un moment parmi tous les objets qu’il aime beaucoup il parle d’un lierre qui pousse sur un mur (on voit que c’est un lierre qui l’a marqué parce qu’il en parle quand même pendant une petite dizaine de vers). Et un jour la mère de Lamartine elle lit ce poème. Et elle, elle habite encore là-bas. Et en lisant le poème elle est très gênée parce que le lierre en question en fait il n’existe pas, il n’a jamais existé, Lamartine l’a inventé. Et comme elle ne veut pas que son fils soit un menteur, quelqu’un qui raconte n’importe quoi dans ses poèmes, elle va elle-même planter un lierre à l’endroit où c’est écrit dans le poème !
Et moi du coup je me demande sincèrement, est ce qu’on peut considérer le lierre planté par la mère qui pousse aujourd’hui sur le mur, c’est le même lierre que celui qui est décrit dans le poème ? Parce que si le poème avait été inspiré par le lierre ce serait évident, mais là c’est le lierre qui a été inspiré par le poème.
Alors peut-être c’est à la fois le même lierre et pas le même lierre. Pourquoi pas. C’est pas du tout un problème. Un objet peut très bien être à la fois quelque chose et son contraire. Ça arrive tout le temps. Par exemple : un objet peut à la fois être un objet perdu et un objet trouvé.
Si par exemple tu perds tes clés et que quelqu’un les trouve, pour toi ces clés seront perdues, et pour l’inventeur les clés seront trouvées. (inventeur ou inventrice c’est comme ça qu’on appelle la personne qui trouve un objet, dans les textes juridiques).
Ces clés sont à la fois perdues et trouvées, elles sont à la fois une chose et son contraire. Parce qu’en fait, ce qui fait qu’un objet est ce qu’il est, c’est le regard qu’on porte sur lui. C’est notre regard qui le définit qui lui donne un contour, qui le conceptualise.
Ce qui fait (par exemple) que tel bout de tissu une chaussette droite ou une chaussette gauche ; une chaussette perdue, une chaussette qui s’est cachée, une chaussette qui s’est enfuie, une chaussette orpheline ou une chaussette retrouvée ; un objet qui a une âme ou un objet qui n’a pas d’âme ; un souvenir, une cachette, un chiffon, un déchet ou une marionnette, c’est pas inscrit en lui, ça vient de nous.
Voilà juste pour finir j’aimerais faire une dernière petite parenthèse parce que cette question de qu’est-ce qui fait qu’un objet est ce qu’il est c’est brillamment abordé dans Toy Story 4.
Dans Toy Story 4, il y a une petite fille qui s’appelle Bonnie. Et à un moment elle joue avec une vieille fourchette en plastique trouvée dans une poubelle, et dès qu’elle joue avec, la fourchette devient un jouet, et elle prend vie, comme les autres jouets. Et ça c’est vraiment une super idée je trouve. Parce que non seulement ça enrichit vraiment l’univers de Toy Story (parce qu’en même temps ça élargit le spectre de ce qui peut être considéré comme un jouet et en même temps ça précise ce que c’est qu’un jouet : un jouet qu’est-ce que c’est ? On le sait depuis Toy Story 4 : c’est un objet avec lequel on joue). Mais c’est aussi très beau parce que ça propose une vision anti-essentialiste. Tout le développement du personnage de Fourchette (Fourchette c’est le nom de la fourchette) tourne autour de l’idée que les catégories de jouets et de déchets sont des constructions sociales. Fourchette a été conditionnée en tant que déchet et dans ce film elle va devoir apprendre à s’accepter en tant que jouet.