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Personnage qui pose la question du sens de la vie à un rocher

Donc on a ici un personnage qui pose la question du sens de la vie. On peut remarquer qu’il pose sa question à un rocher. Les rochers ont cette particularité (qu’ils partagent avec d’autres objets inanimés) qu’ils ne peuvent pas parler. On dit que les rochers sont muets.

Le personnage sait très bien que le rocher ne peut pas parler. Il sait que par conséquent il ne va pas pouvoir répondre à sa question. Et en fait, s’il pose sa question au rocher, c’est plus pour lui une manière de se la poser à lui-même.

La question qu’il pose, la question du sens de la vie, c’est une question qui est assez connue. Assez difficile aussi. Peut-être d’ailleurs connue parce qu’elle est difficile. Elle est difficile pour plusieurs raisons, mais notamment parce que dans sa formulation standard (Quel est le sens de la vie), elle comporte plusieurs ambiguïtés. Une ambiguïté autour du mot vie bien sûr, mais ce qui intéresse plus particulièrement ce personnage c’est l’ambiguïté autour du mot sens.

Ce personnage sait très bien qu’avant de pouvoir répondre à la question du sens de la vie, il va d’abord falloir qu’il réponde à la question du sens du mot sens. Sauf que la question du sens du mot sens, c’est aussi une question difficile. C’est une question difficile principalement pour deux raisons. D’abord pour un problème tout bête d’autoréférence : quand on me pose la question du sens du mot sens, c’est un peu comme si on me demandait de définir le mot définir. Je dirais Oui, bien sûr, je veux bien définir le mot définir, je veux bien définir tous les mots que vous voulez. Mais avant que je me lance dans cette définition, est-ce que vous voulez bien m’expliquer un peu plus précisément ce que vous entendez par définir, que je puisse correctement définir le mot définir ?. Et puis l’autre problème quand on tente de répondre à la question du sens du mot sens c’est qu’on se retrouve assez vite avec des phrases assez longues dans lesquelles le mot sens est présent plusieurs fois avec des sens différents et ça peut devenir compliqué à suivre si on ne se concentre pas.

Mais la question du sens du mot sens est quand même une question intéressante. Notamment parce que le mot sens, il a une étymologie un peu particulière. On dit que le mot sens a deux étymons. Ça veut dire qu’il y a deux mots différents qui viennent de deux langues différentes qui ont en quelque sorte fusionné pour donner le mot sens en français. Ces deux mots c’est sensus du latin, qui fait référence à la notion de signification. Et sen de l’ancien français, qui fait référence à la notion de direction.

Et il s’avère qu’on retrouve ces deux sens dans le mot sens, mais aussi dans la question du sens de la vie. Puisque la question du sens de la vie on peut se la poser en termes de direction, c’est ce qu’on retrouve dans les formulations D’où venons-nous, où allons-nous ?, Quel chemin emprunter pour correctement mener ma vie ?. Mais on peut aussi se poser la question du sens de la vie en termes de signification : Qu’est-ce que la vie veut dire ?, Qu’est-ce que ça signifie que je sois là, ici et maintenant ?.


Cette ambiguïté autour du sens du mot sens elle rappelle beaucoup une autre ambiguïté qu’il y a dans la langue française autour du mot pourquoi.

On va prendre deux nouveaux personnages :

Personnage debout face au cadavre de son ami

Le premier personnage est debout (je vous préviens, c’est un peu triste), il se tient debout devant le cadavre de son ami qui vient de mourir.

Personnage debout face à un tas de coquillage

Le deuxième personnage est debout lui aussi, il est dans le désert et il se tient debout devant un petit tas de coquillages qu’il a trouvé, par terre, en se baladant dans le désert.

Et, à ce moment, les deux personnages laissent échapper un Pourquoi ?. Deux fois le même mot donc, et pourtant, deux sens totalement différents.

Les deux personnages laissent échapper un pourquoi

En bas on a ce qu’on appelle un pourquoi causaliste, qui s’intéresse à la cause d’un phénomène. En haut on a ce qu’on appelle un pourquoi finaliste qui s’intéresse à la finalité, au but d’un phénomène. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que si vous allez voir le personnage du haut, qui se demande pourquoi son ami est mort et que vous lui répondez que c’est parce qu’il était malade, vous répondez à côté de la plaque. Ce personnage sait très bien que son ami avait un cancer. Et quand il demande pourquoi il est mort, ce n’est pas parce qu’il veut savoir la cause de sa mort mais parce qu’il veut savoir, en quelque sorte, dans quel but il est mort. De la même manière, si vous allez voir le personnage du bas qui se demande pourquoi il y a des coquillages dans le désert et que vous lui répondez que c’est pour faire parler les curieux. Encore une fois, vous répondez à côté de la plaque. Celui-là ne veut pas savoir quel est le but de la présence de ces coquillages mais quelle en est la cause, quel est l’enchaînement d’événements qui a amené à la présence de ces coquillages ici.

Pour moi cette ambiguïté autour du mot “Pourquoi” c’est un des plus gros problèmes qu’on a dans la langue française, ça crée plein de quiproquo et je pense même que ça nous empêche de réfléchir correctement. Et j’ai une idée, pour régler ce problème. Ça s’inspire de l’espagnol. En espagnol, quand on est dans ce genre de situation, on a deux mots à notre portée. D’un côté on a para qué, qui est l’équivalent du pourquoi finaliste. Et de l’autre côté on a por qué qui est l’équivalent du pourquoi causaliste. Et il s’avère que para et por sont des mots qui ont déjà leur traduction établie en français, para se dit tout simplement pour et por se dit tout simplement par. Donc on pourrait nous aussi avoir deux mots. D’un côté on aurait pourquoi qui resterait pourquoi, le pourquoi finaliste. Et de l’autre on aurait parquoi qui remplacerait le pourquoi causaliste.

Un tableau résumant les relations entre cause/finalité ; pourquoi/pourquoi ; para qué/por qué ; pourquoi/parquoi

Après je sais bien qu’il ne suffit pas d’avoir une bonne idée pour que du jour au lendemain tout le monde l’adopte. Et tant mieux ! La langue ça doit évoluer par l’usage que les gens en font et pas par une réforme qui viendrait comme ça d’une seule personne. Mais je voulais quand même vous en parler, comme ça la prochaine fois que vous serez confrontés au problème de l’ambiguïté autour du mot pourquoi, vous saurez que vous pourrez toujours utiliser parquoi pour vous en sortir.


Pourquoi j’insiste autant sur l’ambiguïté autour du mot pourquoi ? C’est parce qu’il y a une grande différence, très importante entre les questions en pourquoi causalistes et les questions en pourquoi finalistes. C’est que, alors que les premières ont toujours une réponse (parce que tout a toujours une cause) les deuxièmes n’ont pas toujours une réponse (parce qu’il n’y a pas toujours un but derrière les choses qui arrivent).

De manière générale, il y a un préjugé, que j’appelle le préjugé du dualisme question-réponse, qui nous pousse à penser que derrière chaque question il y aurait toujours une réponse. C’est ce qu’on retrouve dans des formulations du type Pas de problème sans solution.

Pas de problème sans solution c’est une phrase qu’on entend beaucoup y compris dans des endroits comme par exemple à l’école. Alors que c’est une phrase totalement fausse. Bien sûr qu’il y a des problèmes sans solution, il y a plein de problèmes sans solution, tout comme il y a plein de questions sans réponse.

Attention, quand je parle de questions sans réponse, je ne parle pas des questions dont on ne connaît pas la réponse. Prenons l’exemple d’un personnage qui se tient devant une boite en carton et qui se demande ce qu’il y a dans la boite en carton :

Personnage debout face à une boite en carton

Vous voyez bien que ce n’est pas parce qu’il ne connait pas la réponse à sa question que sa question n’a pas de réponse. Il lui suffirait d’ouvrir la boite en carton pour savoir ce qu’il y a dedans.

Je ne parle pas non plus des questions dont on ne connaîtra jamais la réponse. Par exemple, si vous, vous vous posez la question de savoir ce qu’il y a dans cette boîte en carton, contrairement au personnage, vous ne pourrez jamais le savoir. Le personnage peut très bien ouvrir la boîte, car c’est une boite dessinée et que lui-même il est dessiné, mais vous vous ne pouvez pas l’ouvrir car vous êtes dans la vraie vie. (Ce n’est pas vraiment un avantage que le personnage a par rapport à vous, car de la même manière, s’il y avait une boite dans la vraie vie, vous pourriez l’ouvrir et lui ne pourrait pas l’ouvrir.)

Je disais donc, quand je parle des questions sans réponse, je ne parle pas des questions dont on ne connait pas la réponse, je ne parle pas des questions dont on ne connaitra jamais la réponse, je parle bien des questions qui n’ont pas de réponse.

Un exemple que j’aime beaucoup c’est la question de ce qu’il y avait avant le début de l’univers. Si je me pose cette question de ce qu’il y avait avant le début de l’univers, à cause du préjugé du dualisme question-réponse dont je suis victime comme tout le monde, je vais à tout prix essayer de trouver une réponse. Alors je vais peut-être dire Avant le début de l’univers il n’y avait rien, si je ne crois pas en Dieu. Si je ne crois pas en rien peut-être que je dirais Avant le début de l’univers il y avait Dieu. Si je veux être plus prudent je dirais peut-être Je ne sais pas ce qu’il y avait avant le début de l’univers ou On ne saura jamais ce qu’il y avait avant le début de l’univers. Mais toutes ces réponses sont forcément mauvaises, car la question de ce qu’il y avait avant le début de l’univers est tout simplement une question qui n’a pas de réponse.

L’univers c’est tout ce qui est. Y compris l’espace et le temps. Donc si je me pose la question de ce qu’il y avait avant le début de l’univers c’est comme si je me posais la question de ce qu’il y avait avant le temps. Mais la notion de avant elle ne peut avoir du sens que dans le temps. On ne peut pas être avant quelque chose sans le temps. On dit que c’est une question qui est insensée, ou que c’est une question qui n’a pas de réponse.

Un autre exemple plus courant de questions sans réponse c’est les questions qui admettent un présupposé faux. On va prendre un nouveau personnage (celui-ci a un chapeau) et on va se demander quel est l’âge de son fils :

Personnage avec un chapeau

(Je précise que ce personnage n’a pas d’enfant.) Vous voyez bien qu’ici ma question admet un présupposé faux, elle admet que ce personnage a un fils alors qu’il n’en a pas. Il vaudrait mieux d’abord se demander si ce personnage a un fils et si oui, quel est l’âge de son fils. Ou alors directement se demander quel est l’âge de son chapeau.

Et donc si j’insiste là-dessus c’est parce que je pense que quand on se pose une question aussi compliquée que la question du sens de la vie, ça peut valoir le coup de d’abord se demander si c’est bien une question valide. Est-ce que c’est bien une question qui a une réponse. Est-ce que par exemple cette question n’admet pas un présupposé faux ? Un présupposé faux pour la question du sens de la vie ça pourrait être tout simplement le fait que la vie ait un sens. Si la vie n’avait pas de sens, ça n’aurait aucun sens de se demander quel est le sens de la vie.

Et il y a plein de gens qui pensent que la vie n’a pas de sens. C’est d’ailleurs la thèse principale du film des Monty Python sur le sujet. Ils enchaînent les sketchs absurdes pour montrer que la vie est absurde, que la vie n’a pas de sens. En tout cas en termes de signification. Parce qu’en termes de direction les Monty Python proposent un sens à la vie. Qu’on pourrait résumer comme ça :

Le mot naissance et le mot mort reliés par une flèche allant de naissance à mort

Pour les Monty Python, la vie c’est ce qui va de la naissance à la mort, et dans cette direction.

Alors ça c’est une idée assez répandue. On trouve ça beaucoup aussi dans des définitions de dictionnaire. Si j’ouvre un dictionnaire à la page du mot vie, j’ai beaucoup de chances de tomber sur une définition du type Période qui s’étend de la naissance à la mort. Alors c’est une définition que je trouve assez belle parce que j’aime bien l’idée d’une période qui s’étend. Mais en soi c’est une définition que je trouve très mauvaise. Je ne vois pas du tout pourquoi on aurait besoin des concepts de naissance et de mort pour définir le mot vie. En fait je ne vois pas trop le rapport.

Prenons par exemple un dernier personnage :

Un dernier personnage

et on va dire que ce personnage est immortel (il ne va jamais mourir). Est-ce que pour vous, du coup, il est moins vivant que tous les autres personnages qu’on a vus jusque-là ? Juste parce qu’il ne va jamais mourir ? Non, ça n’a aucun sens. Pas besoin de mourir pour être vivant.


Juste avant de finir je voulais revenir rapidement sur le personnage avec le chapeau. Parce que je trouve qu’il a une idée assez intéressante à propos de la question du sens de la vie. Et ça aurait été dommage de ne pas la partager avec vous.

Encore le personnage avec le chapeau

Ça utilise beaucoup le vocabulaire autour des jeux. L’idée de base c’est de dire qu’un jeu peut toujours se définir comme une liste de règles. Tous les jeux peuvent être définis comme une liste de règles. Et des règles il y en a de deux sortes. Il y a ce qu’on appelle les règles fortes et ce qu’on appelle les règles faibles.

Une règle forte dans un jeu, c’est une règle que l’on ne peut pas transgresser. À la limite, si on la transgresse, le jeu cesse d’exister. Par exemple, aux échecs, il y a une règle qui dit que la tour ne peut se déplacer qu’en ligne droite. Si lors d’une partie d’échecs, vous déplacez votre tour en diagonal, dès l’instant où vous faites ça, vous ne jouez plus aux échecs, le jeu cesse d’exister.

De l’autre côté il y a les règles faibles. Une règle faible dans un jeu c’est une règle qu’on peut transgresser. Seulement voilà, si on la transgresse, on a perdu. Par exemple aux échecs, il y a une règle qui dit que mon roi ne peut pas être en situation d’échec à la fin de mon tour. Si à la fin de mon tour, mon roi est en échec, le jeu ne va pas cesser d’exister, j’aurai juste perdu.

Et on remarque qu’il y a des jeux (pas mal de jeux) qui sont entièrement basés sur des règles faibles. C’est le cas du Ni oui ni non par exemple. Le Ni oui ni non c’est un jeu qui peut se résumer en une liste de deux règles faibles :

Si lors d’une partie de Ni oui ni non vous transgressez une de ces deux règles, le jeu ne va pas cesser d’exister, vous aurez juste perdu.

Par contre, ce qui n’existe pas, ce sont des jeux entièrement basés sur des règles fortes. En fait c’est comme si les jeux ils avaient besoin des règles faibles pour exister.

Et donc l’idée de ce personnage, c’est de dire que la vie, c’est un peu comme un jeu dans lequel on arrive en cours de partie et dont on ne connait pas les règles. Et donc je ne sais pas si vous avez déjà essayé de jouer à un jeu dont vous ne connaissez pas les règles mais en général c’est très frustrant. Et en général qu’est-ce qu’on essaye de faire, on essaye à tout prix de comprendre quelles sont les règles du jeu. Et c’est ce qu’on fait avec la vie, on cherche, on gratte, pour essayer de trouver quelles sont les règles de ce jeu dans lequel on a atterri.

Et il s’avère qu’à force de chercher, on trouve des règles. Par exemple il y a une règle qui dit qu’un livre ne peut pas passer au travers d’une table. Il y a une règle qui dit que quand je lâche un livre, il tombe. À force de chercher et de réfléchir sur ces règles on s’aperçoit qu’elles font partie d’un système. Que ces règles sont souvent des cas particuliers de règles plus générales. Par exemple, le fait que le livre tombe quand je le lâche, c’est en quelque sorte un cas particulier de la règle qui dit que la force qu’exerce un objet A sur un objet B est égale au produit de la masse de ces deux objets sur le carré de leur distance.

F(a/b)=Ma×Mb/d^2

Et tout ça c’est très intéressant, on adore parler de ça. D’ailleurs on en parle beaucoup et depuis très longtemps. Mais il y a un problème, c’est que toutes ces règles, ce ne sont que des règles fortes, des règles qu’il est impossible de transgresser. Seulement voilà, on l’a dit, un jeu pour être intéressant, il a besoin de règles faibles. Malheureusement, les règles faibles, on dirait bien que ça n’existe pas à l’état naturel. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On en invente. Et c’est ce qu’on fait. Depuis toujours on invente des règles faibles pour rendre notre vie plus amusante.

Alors ça peut être par exemple des conventions sociales : quand on me donne le sel, je dis merci, moi je joue avec cette règle littéralement tous les jours. Ça peut être des lois : Interdit de fumer dans les lieux publics. Je ne peux pas passer le livre au travers de la table, je ne peux pas fumer dans les lieux publics, mais vous voyez bien que ce n’est pas vraiment le même type de règles. Il y a aussi tout ce qui est dogme religieux : Tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu n’envieras point la femme ou la chèvre de ton voisin. Il y a les buts dans la vie (très intéressant ça, les buts dans la vie) : Mon but dans la vie c’est d’être la personne la plus riche du monde, si à la fin de ma vie je ne suis pas la personne la plus riche du monde, la vie ne va pas cesser d’exister, j’aurai juste perdu.

Et puis il y a un dernier type de règle faible, qui intéresse particulièrement le personnage avec le chapeau, il appelle ça les superstitions. Alors vous allez voir que ce n’est pas exactement ce qu’on appelle les superstitions dans le langage courant mais c’est pas très éloigné non plus. En gros c’est un ensemble de règles faibles peu contraignantes, que l’on va s’imposer seulement à soi-même pour rendre son quotidien plus intéressant. Par exemple moi, quand on m’offre un couteau, je donne une pièce en échange. Quand je parle du futur, je touche du bois. Quand je vais quelque part, je ne prends jamais le même chemin à l’aller et au retour. Si je fais tomber un aliment par terre, je peux toujours le manger mais seulement si je le ramasse en moins de 3 secondes. Si je fais tomber une pièce par terre, je peux toujours la remettre dans ma poche mais seulement si je la frappe une fois contre le sol avant de la ramasser. Je ne donne jamais du savon à quelqu’un en main propre. Quand je traverse au passage piéton, je ne marche que sur les bandes blanches. Je ne termine jamais le texte d’une conférence par une phrase dont le nombre de mots n’est pas un nombre premier.